Les contes d'animaux
La Mule du pape
Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes, n’a
rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train
des fêtes, jamais une ville pareille. C’étaient,
du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues
jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages
de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères
pavoisées, les soldats du Pape qui chantaient du latin sur
les places, les crécelles des frères quêteurs
; puis, du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant
autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche,
c’était encore le tic tac des métiers à
dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles,
les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie
qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses
; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques
tambourins qu’on entendait ronfler, là-bas, du côté
du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il
danse, il faut qu’il danse ; et comme en ce temps-là
les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole,
fifres et tambourins se postaient sur le pont d’Avignon, au
vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait, l’on
y dansait... Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville !
Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons d’État
où l’on mettait le vin à rafraîchir. Jamais
de disette ; jamais de guerre... Voilà comment les Papes du
Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi leur
peuple les a tant regrettés ! ...
Il y en a un surtout, un bon vieux, qu’on appelait
Boniface... Oh ! celui-là, que de larmes on a versées
en Avignon quand il est mort ! C’était un prince si aimable,
si avenant ! Il vous riait si bien du haut de sa mule ! Et quand vous
passiez près de lui, — fussiez-vous un pauvre petit tireur
de garance ou le grand viguier de la ville, — il vous donnait
sa bénédiction si poliment ! Un vrai pape d’Yvetot,
mais d’un Yvetot de Provence, avec quelque chose de fin dans
le rire, un brin de marjolaine à sa barrette, et pas la moindre
Jeanneton... La seule Jeanneton qu’on lui ait jamais connue,
à ce bon père, c’était sa vigne,—
une petite vigne qu’il avait plantée lui-même,
à trois lieues d’Avignon, dans les myrtes de Château-Neuf.
Tous les dimanches, en sortant de vêpres, le digne
homme allait lui faire sa cour ; et quand il était là-haut,
assis au bon soleil, sa mule près de lui, ses cardinaux tout
autour étendus aux pieds des souches, alors il faisait déboucher
un flacon de vin du cru, — ce beau vin, couleur de rubis qui
s’est appelé depuis le Château-Neuf des Papes,
— et il le dégustait par petits coups, en regardant sa
vigne d’un air attendri. Puis, le flacon vidé, le jour
tombant, il rentrait joyeusement à la ville, suivi de tout
son chapitre ; et, lorsqu’il passait sur le pont d’Avignon,
au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise en train par
la musique, prenait un petit amble sautillant, tandis que lui-même
il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui scandalisait
fort ses cardinaux, mais faisait dire à tout le peuple : «
Ah ! le bon prince ! Ah ! le brave pape ! »
Après sa vigne de Château-Neuf, ce que
le pape aimait le plus au monde, c’était sa mule. Le
bonhomme en raffolait de cette bête-là. Tous les soirs
avant de se coucher il allait voir si son écurie était
bien fermée, si rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais
il ne se serait levé de table sans faire préparer sous
ses yeux un grand bol de vin à la française, avec beaucoup
de sucre et d’aromates, qu’il allait lui porter lui-même,
malgré les observations de ses cardinaux... Il faut dire aussi
que la bête en valait la peine. C’était une belle
mule noire mouchetée de rouge, le pied sûr, le poil luisant,
la croupe large et pleine, portant fièrement sa petite tête
sèche toute harnachée de pompons, de noeuds, de grelots
d’argent, de bouffettes ; avec cela douce comme un ange, l’oeil
naïf, et deux longues oreilles, toujours en branle, qui lui donnaient
l’air bon enfant... Tout Avignon la respectait, et, quand elle
allait dans les rues, il n’y avait pas de bonnes manières
qu’on ne lui fît ; car chacun savait que c’était
le meilleur moyen d’être bien en cour, et qu’avec
son air innocent, la mule du Pape en avait mené plus d’un
à la fortune, à preuve Tistet Védène et
sa prodigieuse aventure.
Ce Tistet Védène était, dans le
principe, un effronté galopin, que son père, Guy Védène,
le sculpteur d’or, avait été obligé de
chasser de chez lui, parce qu’il ne voulait rien faire et débauchait
les apprentis. Pendant six mois, on le vit traîner sa jaquette
dans tous les ruisseaux d’Avignon, mais principalement du côté
de la maison papale ; car le drôle avait depuis longtemps son
idée sur la mule du Pape, et vous allez voir que c’était
quelque chose de malin... Un jour que Sa Sainteté se promenait
toute seule sous les remparts avec sa bête, voilà mon
Tistet qui l’aborde, et lui dit en joignant les mains, d’un
air d’admiration :
— Ah mon Dieu ! grand Saint-Père, qu’elle
brave mule vous avez là ! ... Laissez un peu que je la regarde...
Ah ! mon Pape, la belle mule ! ... L’empereur d’Allemagne
n’en a pas une pareille.
Et il la caressait, et il lui parlait doucement comme
à une demoiselle :
— Venez çà, mon bijou, mon trésor,
ma perle fine...
Et le bon Pape, tout ému, se disait dans lui-même
:
— Quel bon petit garçonnet ! ... Comme
il est gentil avec ma mule !
Et puis le lendemain savez-vous ce qui arriva ? Tistet
Védène troqua sa vieille jaquette jaune contre une belle
aube en dentelles, un camail de soie violette, des souliers à
boucles, et il entra dans la maîtrise du Pape, où jamais
avant lui on n’avait reçu que des fils de nobles et des
neveux de cardinaux... Voilà ce que c’est que l’intrigue
! ... Mais Tistet ne s’en tint pas là.
Une fois au service du Pape, le drôle continua
le jeu qui lui avait si bien réussi. Insolent avec tout le
monde, il n’avait d’attentions ni de prévenances
que pour la mule, et toujours on le rencontrait par les cours du palais
avec une poignée d’avoine ou une bottelée de sainfoin,
dont il secouait gentiment les grappes roses en regardant le balcon
du Saint-Père, d’un air de dire :
« Hein ! ... pour qui ça ? ... »
Tant et tant qu’à la fin le bon Pape, qui se sentait
devenir vieux, en arriva à lui laisser le soin de veiller sur
l’écurie et de porter à la mule son bol de vin
à la française ; ce qui ne faisait pas rire les cardinaux.
Ni la mule non plus, cela ne la faisait pas rire...
Maintenant, à l’heure de son vin, elle voyait toujours
arriver chez elle cinq ou six petits clercs de maîtrise qui
se fourraient vite dans la paille avec leur camail et leurs dentelles
; puis, au bout d’un moment, une bonne odeur chaude de caramel
et d’aromates emplissait l’écurie, et Tistet Védène
apparaissait portant avec précaution le bol de vin à
la française. Alors le martyre de la pauvre bête commençait.
Ce vin parfumé qu’elle aimait tant, qui
lui tenait chaud, qui lui mettait des ailes, on avait la cruauté
de le lui apporter, là, dans sa mangeoire, de le lui faire
respirer ; puis, quand elle en avait les narines pleines, passe, je
t’ai vu ! La belle liqueur de flamme rose s’en allait
toute dans le gosier de ces garnements... Et encore, s’ils n’avaient
fait que lui voler son vin ; mais c’étaient comme des
diables, tous ces petits clercs, quand ils avaient bu ! ... L’un
lui tirait les oreilles, l’autre la queue ; Quiquet lui montait
sur le dos, Béluguet lui essayait sa barrette, et pas un de
ces galopins ne songeait que d’un coup de reins ou d’une
ruade la brave bête aurait pu les envoyer tous dans l’étoile
polaire, et même plus loin... Mais non ! On n’est pas
pour rien la mule du Pape, la mule des bénédictions
et des indulgences... Les enfants avaient beau faire, elle ne se fâchait
pas ; et ce n’était qu’à Tistet Védène
qu’elle en voulait... Celui-là, par exemple, quand elle
le sentait derrière elle, son sabot lui démangeait,
et vraiment il y avait bien de quoi. Ce vaurien de Tistet lui jouait
de si vilains tours ! Il avait de si cruelles inventions après
boire ! ...
Est-ce qu’un jour il ne s’avisa pas de la
faire monter avec lui au clocheton de la maîtrise, là-haut,
tout là-haut, à la pointe du palais ! ... Et ce que
je vous dis là n’est pas un conte, deux cent mille Provençaux
l’ont vu. Vous figurez-vous la terreur de cette malheureuse
mule, lorsque, après avoir tourné pendant une heure
à l’aveuglette dans un escalier en colimaçon et
grimpé je ne sais combien de marches, elle se trouva tout à
coup sur une plate-forme éblouissante de lumière, et
qu’à mille pieds au-dessous d’elle elle aperçut
tout un Avignon fantastique, les baraques du marché pas plus
grosses que des noisettes, les soldats du Pape devant leur caserne
comme des fourmis rouges, et là-bas, sur un fil d’argent,
un petit pont microscopique où l’on dansait, où
l’on dansait... Ah ! pauvre bête ! quelle panique ! Du
cri qu’elle en poussa, toutes les vitres du palais tremblèrent.
— Qu’est ce qu’il y a ? qu’est-ce
qu’on lui fait ? s’écria le bon Pape en se précipitant
sur son balcon.
Tistet Védène était déjà
dans la cour, faisant mine de pleurer et de s’arracher les cheveux
:
— Ah ! grand Saint-Père, ce qu’il
y a ! Il y a que votre mule... Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir
? Il y a que votre mule est montée dans le clocheton...
— Toute seule ?
— Oui, grand Saint-Père, toute seule...
Tenez ! regardez-la, là-haut... Voyez-vous le bout de ses oreilles
qui passe ? ... On dirait deux hirondelles...
— Miséricorde ! fit le pauvre Pape en levant les yeux...
Mais elle est donc devenue folle ! Mais elle va se tuer... Veux-tu
bien descendre, malheureuse ! ...
Pécaïre ! elle n’aurait pas mieux
demandé, elle, que de descendre... ; mais par où ? L’escalier,
il n’y fallait pas songer : ça se monte encore, ces choses-là
; mais, à la descente, il y aurait de quoi se rompre cent fois
les jambes... Et la pauvre mule se désolait, et, tout en rôdant
sur la plate-forme avec ses gros yeux pleins de vertige, elle pensait
à Tistet Védène :
— Ah ! bandit, si j’en réchappe...
quel coup de sabot demain matin !
Cette idée de coup de sabot lui redonnait un
peu de coeur au ventre ; sans cela elle n’aurait pas pu se tenir...
Enfin on parvint à la tirer de là-haut ; mais ce fut
toute une affaire. Il fallut la descendre avec un cric, des cordes,
une civière. Et vous pensez quelle humiliation pour la mule
d’un pape de se voir pendue à cette hauteur, nageant
des pattes dans le vide comme un hanneton au bout d’un fil.
Et tout Avignon qui la regardait.
La malheureuse bête n’en dormit pas de la
nuit. Il lui semblait toujours qu’elle tournait sur cette maudite
plate-forme, avec les rires de la ville au-dessous, puis elle pensait
à cet infâme Tistet Védène et au joli coup
de sabot qu’elle allait lui détacher le lendemain matin.
Ah ! mes amis, quel coup de sabot ! De Pampérigouste on en
verrait la fumée... Or, pendant qu’on lui préparait
celle belle réception à l’écurie, savez-vous
ce que faisait Tistet Védène ? Il descendait le Rhône
en chantant sur une galère papale et s’en allait à
la cour de Naples avec la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait
tous les ans près de la reine Jeanne pour s’exercer à
la diplomatie et aux belles manières. Tistet n’était
pas noble : mais le Pape tenait à le récompenser des
soins qu’il avait donnés à sa bête, et principalement
de l’activité qu’il venait de déployer pendant
la journée du sauvetage.
C’est la mule qui fut désappointée
le lendemain !
— Ah ! le bandit ! il s’est douté
de quelque chose ! ... pensait-elle en secouant ses grelots avec fureur...
; mais c’est égal, va, mauvais ! tu le retrouveras au
retour, ton coup de sabot..., je te le garde !
Et elle le lui garda.
Après le départ de Tistet, la mule du
Pape retrouva son train de vie tranquille et ses allures d’autrefois.
Plus de Quiquet, plus de Béluguet à l’écurie.
Les beaux jours du vin à la française étaient
revenus, et avec eux la bonne humeur, les longues siestes, et le petit
pas de gavotte quand elle passait sur le pont d’Avignon. Pourtant,
depuis son aventure, on lui marquait toujours un peu de froideur dans
la ville. Il y avait des chuchotements sur sa route ; les vieilles
gens hochaient la tête, les enfants riaient en se montrant le
clocheton. Le bon Pape lui-même n’avait plus autant de
confiance en son amie, et, lorsqu’il se laissait aller à
faire un petit somme sur son dos, le dimanche, en revenant de la vigne,
il gardait toujours cette arrière-pensée : « Si
j’allais me réveiller là-haut, sur la plateforme
! » La mule voyait cela et elle en souffrait, sans rien dire
; seulement, quand on prononçait le nom de Tistet Védène
devant elle, ses longues oreilles frémissaient, et elle aiguisait
avec un petit rire le fer de ses sabots sur le pavé...
Sept ans se passèrent ainsi ; puis, au bout de
ces sept années, Tistet Védène revint de la cour
de Naples. Son temps n’était pas encore fini là-bas
; mais il avait appris que le premier moutardier du Pape venait de
mourir subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne,
il était arrivé en grande hâte pour se mettre
sur les rangs.
Quand cet intrigant de Védène entra dans
la salle du palais, le Saint-Père eut peine à le reconnaître,
tant il avait grandi et pris du corps. Il faut dire aussi que le bon
Pape s’était fait vieux de son côté, et
qu’il n’y voyait pas bien sans besicles.
Tistet ne s’intimida pas.
— Comment ! grand Saint-Père, vous ne me
reconnaissez plus ? ... C’est moi, Tistet Védène
! ...
— Védène ? ...
— Mais oui, vous savez bien... celui qui portait
le vin français à votre mule.
— Ah ! oui... oui... je me rappelle... Un bon
petit garçonnet, ce Tistet Védène ! ... Et maintenant,
qu’est-ce qu’il veut de nous ?
— Oh ! peu de chose, grand Saint-Père...
Je venais vous demander... A propos, est-ce que vous l’avez
toujours, votre mule ? Et elle va bien ? ... Ah ! tant mieux ! ...
Je venais vous demander la place du premier moutardier qui vient de
mourir.
— Premier moutardier, toi ! ... Mais tu es trop
jeune. Quel âge as-tu donc ?
— Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste
cinq ans de plus que votre mule... Ah ! palme de Dieu, la brave bête
! ... Si vous saviez comme je l’aimais cette mule-là...
comme je me suis langui d’elle en Italie ! ... Est-ce que vous
ne me la laisserez pas voir ?
— Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon Pape
tout ému... Et puisque tu l’aimes tant, cette brave bête,
je ne veux plus que tu vives loin d’elle. Dès ce jour,
je t’attache à ma personne en qualité de premier
moutardier... Mes cardinaux crieront, mais tant pis ! j’y suis
habitué... Viens nous trouver demain, à la sortie de
vêpres, nous te remettrons les insignes de ton grade en présence
de notre chapitre, et puis... je te mènerai voir la mule, et
tu viendras à la vigne avec nous deux... hé ! hé
! Allons ! va...
Si Tistet Védène était content
en sortant de la grande salle, avec quelle impatience il attendit
la cérémonie du lendemain, je n’ai pas besoin
de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu’un
de plus heureux encore et de plus impatient que lui : c’était
la mule. Depuis le retour de Védène jusqu’aux
vêpres du jour suivant, la terrible bête ne cessa de se
bourrer d’avoine et de tirer au mur avec ses sabots de derrière.
Elle aussi se préparait pour la cérémonie...
Et donc, le lendemain, lorsque vêpres furent dites,
Tistet Védène fit son entrée dans la cour du
palais papal. Tout le haut clergé était là, les
cardinaux en robes rouges, l’avocat du diable en velours noir,
les abbés de couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers
de Saint-Agrico, les camails violets de la maîtrise, le bas
clergé aussi, les soldats du Pape en grand uniforme, les trois
confréries de pénitents, les ermites du mont Ventoux
avec leurs mines farouches et le petit clerc qui va derrière
en portant la clochette, les frères flagellants nus jusqu’à
la ceinture, les sacristains fleuris en robes de juges, tous, tous,
jusqu’aux donneurs d’eau bénite, et celui qui allume,
et celui qui éteint... il n’y en avait pas un qui manquât...
Ah ! c’était une belle ordination ! Des cloches, des
pétards, du soleil, de la musique, et toujours ces enragés
de tambourins qui menaient la danse, là-bas, sur le pont d’Avignon...
Quand Védène parut au milieu de l’assemblée,
sa prestance et sa belle mine y firent courir un murmure d’admiration.
C’était un magnifique Provençal, mais des blonds,
avec de grands cheveux frisés au bout et une petite barbe follette
qui semblait prise aux copeaux de fin métal tombé du
burin de son père, le sculpteur d’or. Le bruit courait
que dans cette barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient
quelquefois joué ; et le sire de Védène avait
bien, en effet, l’air glorieux et le regard distrait des hommes
que les reines ont aimés... Ce jour-là, pour faire honneur
à sa nation, il avait remplacé ses vêtements napolitains
par une jaquette bordée de rose à la Provençale,
et sur son chaperon tremblait une grande plume d’ibis de Camargue.
Sitôt entré, le premier moutardier salua
d’un air galant, et se dirigea vers le haut perron, où
le Pape l’attendait pour lui remettre les insignes de son grade
: la cuiller de buis jaune et l’habit de safran. La mule était
au bas de l’escalier, toute harnachée et prête
à partir pour la vigne... Quand il passa près d’elle,
Tistet Védène eut un bonsourire et s’arrêta
pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le dos, en
regardant du coin de l’oeil si le Pape le voyait. La position
était bonne... La mule prit son élan :
— Tiens ! attrape, bandit ! Voilà sept
ans que je te le garde !
Et elle vous lui détacha un coup de sabot si
terrible, si terrible, que de Pampérigouste même on en
vit la fumée, un tourbillon de fumée blonde où
voltigeait une plume d’ibis ; tout ce qui restait de l’infortuné
Tistet Védène ! ...
Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants
d’ordinaire ; mais celle-ci était une mule papale ; et
puis, pensez donc ! elle le lui gardait depuis sept ans... Il n’y
a pas de plus bel exemple de rancune ecclésiastique.
( Alphonse Daudet )
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