Les contes d'animaux
La Vache Caroline
II était une fois un pré triangulaire.
D'un côté, la forêt, de l’autre la rivière
et sur le troisième, une ligne de chemin de fer.
Dans ce pré vivait Caroline, une vache au poil roux et blanc,
aux cornes si bien recourbées et ouvertes qu’elle avait
la figure de vache la plus aimable qu’on puisse voir. Et un
mufle rose, tendre et humide comme la rosée du matin.
Caroline était une vache heureuse, qui taisait bien. Aussi
la fermière ne lui ménageait pas les caresses et les
compliments, quand elle avait rempli son seillon de lait blanc et
tiède.
Caroline aimait les prés triangulaires. Elle avait appris à
compter jusqu'à trois avec Pierre, le fils de la fermière.
II allait à l'école le matin et revenait le soir avec
des devoirs à faire dans son cahier.
Un jour que Caroline ruminait en effeuillant une grappe d’esparcette,
elle vit Pierre accourir avec une feuille de papier et son crayon
rouge: «Caroline, Caroline, jâi un problème à
résoudre.
Un pré triangulaire... »
Caroline se leva lentement et écouta de toutes ses oreilles
et elle apprit avec étonnement que son pré était
un triangle.
D'un côté, la forêt. La grande forêt sombre,
remplie des chuchotements du vent et des grands balancements des sapins;
Caroline souriait en écoutant la forêt: «Quand
je pense à tous les humains qui écoutent la radio...
Je préfère écouter la forêt, c’est
plus mystérieux et plus simple, et c’est vivant.»
De l'autre côté, la rivière. Voilà aussi
une musique, délicate, dentelée, faite de sourires,
de bulles, de tourbillons et de bavardages. La forêt, c’est
un orchestre. La rivière, c’est une mélodie. Le
pré triangulaire est une table, une table offerte où
je broute en sonnant de ma sonnaille, la rivière est la fontaine
où je bois à longs traits, ma cloche silencieuse, car
je n’agite pas la tête pour me désaltérer.
Mais que fait Pierre? II a pris le compas et l'équerre et il
s’exclame: «Chic! La forêt et la voie ferrée
font un angle droit, ce qui me simplifiera bien la tâche. »
Caroline est heureuse que Pierre soit heureux, mais elle ne voit pas
pourquoi c’est important qu’il trouve un angle droit.
Pierre caresse Caroline entre les cornes et lui dit: a Tu sais Caroline,
le troisième côté, c’est la voie ferrée.
»
Caroline bouge les oreilles de contentement; elle comprend fort bien.
Si elle aime la forêt et la rivière, la voie ferrée
est son côté favori, son côté faible.
C’est si intéressant un train. Ça siffle pour
saluer Caroline et ça découpe dans l’air clair
un rythme
qu’on entend poindre, tout là-bas, au sortir du tunnel,
puis, pu-tut-chu, le bruit grandit jusqu'à un maximum, là,
quand il enjambe la rivière sur le grand pont, puis pu-tut-chu,
il décroît et il ne reste plus que les chants sylvestres
et les glous-glous liquides.
Et Caroline est très fière. Tous ces gens qui s'écrasent
le nez aux fenêtres du train, pour la regarder, elle, la reine
dans son pré!
Mais Pierre est tout affairé. Il marche et compte et marmonne
et griffonne et se contredit et se reprend et vérifie et recalcule
et tout ce joli mouvement étourdit Caroline, qui ne se souvient
plus où se trouve l’angle droit?
« En face de I’ eau, crie Pierre impatient, la rivière,
c’est l’hypoténuse!»
Caroline en baille d'étonnement. Mais Pierre est content: «Je
multiplie la forêt par la voie ferrée; je divise par
deux; réduisons en ares, je divise par cent. Puis en hectares;
encore par cent! Là, soulignons deux fois la réponse.
» II claque gentiment Caroline sur la fesse: «J’ai
trouvé! Caroline. J’aurai un bon point, demain !,»
Et Caroline, un peu vexée d’avoir été négligée
pour des calculs, rumine un peu et rétorque: «Demande
à ton maître si il peut résoudre ce problème,
que je tiens de ma grand-mère: Quelle est la superficie d'un
pré, dans lequel trois cardinaux, à minuit, boivent
du champagne?»
Hier après-midi, le patron de Caroline, paysan l'été
et bûcheron l'hiver, est mort à l’orée du
bois.
Novembre règne à plein. Sous la hache du gel, l’or
des arbres est tombé. C’est la Saint-Martin, mais comme
personne ne partage plus son manteau, le soleil est caché derrière
le gris du ciel. La terre est nue, enfarinée de neige.
Caroline ne sort plus que le matin, boire longuement l’eau glacée
de la fontaine, à quinze pas de la ferme.
A deux heures de l’après-midi, les bûcherons avaient
tout préparé et c'était un évènement:
le géant de la forêt vivait ses derniers instants. Les
énormes scies à dents de loup assaillaient le cylindre
de deux côtés. De temps à autre. l'équipe
se relayait et après force peines le sapin bougea. (Quand on
place un coin, l’arbre tressaille et le frisson se perd à
des hauteurs vertigineuses.)
L’attaque, habilement conduite, arrivait à son terme.
La cime vacilla doucement, puis l’arc de cercle griffa le ciel
gris et le monstre s’abattit de tout son long dans un fracas
de branches cassées.
Ce n’est que trois quarts d'heure plus tard que
le mauvais frisson se glissa sous la veste de laine, après
la grosse chaleur de l’effort, et mordit jusqu’au cœur.
L'homme s’abattit comme le sapin, les poings crispés,
les dents serrées.
Ce ne fut qu'une longue plainte dans la maison. Et toute une succession
de messieurs noirs, allant, venant, lesquels n'hésitaient pas
à passer par l'étable, car la veuve était pauvre
et c'était déjà le temps de procéder à
l'inventaire.
Et Caroline, la bonne laitière, fut pincée, tâtée,
caressée, mais d'une façon qui lui chicanait le cœur,
comme si la main était menteuse et plus leste à frapper
qu'à tapoter.
Et le lundi d’après, Caroline fut vendue, et !e mobilier,
et la maison, et le pré triangulaire à un homme étranger
et pour la dernière fois, la fermière et Pierre l'écolier
lui grattèrent la tête entre les cornes, à la
bonne place de l’amitié.
Leurs sanglots faisaient peine et ruisselaient comme la neige qui
fond au printemps.
Caroline, elle, ne pleurait pas; elle renferma promptement ses larmes
pour ne pas les ajouter au chagrin de ses amis. Elle détourna
la tête quand ils franchirent le seuil de l'étable.
Hélas, l'étranger n'était qu'un rustre, un ivrogne
grossier et mal embouché, qui jurait tout le clair du jour
et blasphémait la nuit.
C’en était fini pour notre Caroline des moments gentils
et des bons traitements: on n’entendait plus jamais «
Caroline» d’ailleurs, mais: « Viens ici, charogne!
Attends, sale vache! Quelle bourrique de bête; Je vais te redresser
les côtes et frotter de bâton!» - Et la pauvre Caroline,
affolée sous la grêle de coups et de jurons, trottait
malheureuse et boitillante jusqu’au pré triangulaire.
Et le malheur faisait qu’elle trouvait l'herbe fade et l’eau
amère et la forêt sinistre et le train fatigant, car
les choses ne s'habillent que de la couleur de votre humeur, et tout
est laid aux tristes, et tout est beau aux gais.
D’ailleurs le pré était moins bon. Car ça
se soigne, un pré, ça se nourrit d’engrais, ça
se débarrasse des orties et chardons, et ça s’épanouit
d'un peu de soins et d'un peu de peines. Mais le poivrot avait bien
d’autres soucis que de soigner son pré. II buvait sans
soif et sil avait pris la peine d'y mener son alcool, il l’aurait
vu rectangulaire, ou carré, ou ovale, ou circulaire et l’eût
soigné tout de travers, arrachant la luzerne et semant le chardon.
Caroline était méconnaissable. Sa croupe s'écaillait
de crotte et de plaies. Maigre, et hargneuse, son lait se faisait
rare et seule la flamme de la haine qui tremblait dans son cœur,
lui donnait un peu de forces et de vitalité.
Un matin qu’elle se lamentait, à la pointe du bois, au
bord de la rivière. mirant ses yeux tristes et ses naseaux
fiévreux, elle entendit une voix mystérieuse qui semblait
ramper sous la terre et qui disait:
« Caroline, je suis ton allié. Viens à I’
orée du bois écouter ma souche, nous allons conjurer
le sort qui nous est si funeste. »
Caroline, étonnée, remonta la racine et écouta
parler le tronc, tabulaire et strié, couvert de plus de deux
cents rides annelées, attestant son grand âge. Et le
tronc reprit: « C’est moi qui ai tué ton maître,
quand ils m' ont bûcheronné. Car j’ai les racines
longues et la haine tenace. Mais, je te vois chaque jour plus sale
et plus malheureuse. Aussi écoute mon plan.
Je n’aime pas les hommes. Ils ne respectent rien. Nous, les
sapins, ils nous abattent, vous, les bêtes, ils vous avilissent
et vous volent votre lait, vos petits, avant d’exploiter votre
peau.
Tu sais compter jusqu'à trois, c’est un rare privilège!
Viens à trois heures au bout du pré et compte jusqu'à
trois. Ton maître sera là, inoffensif. Et voici mon sortilège.
Tu seras maître et il sera bête et tu pourras le traiter
comme bon te semblera. Mais n'oublie jamais que tu as été
bête parmi les bêtes et que tu dois compter sur l’amitié,
jamais sur la brutalité. »
A l'heure dite, la vache se trouva là. L’ivrogne, bucolique
ce jour-là. cuvait son vin dans les bras de la souche, ivre-mort,
écroulé.
Caroline accourut et cria: «Un, deux, trois!» Et voilà
Caroline en accorte fermière, !e teint frais et bronzé,
un beau fichu blanc noué sur les cheveux, et voilà l'homme
bête, un gros bœuf endormi avec un air brouillon. Et Caroline
de sauter dans les prés (sur deux pieds), et d’embrasser
le tronc-sorcier et de chasser à l'étable le bœuf
titubant et grotesque, mais de belle stature, ma foi.
Les choses ne traînèrent pas. Le boucher vint le soir
même et marchanda: «Je donne deux! - Rien à faire!
- Je mets deux et demi! - Allons donc, mon ami: Je veux trois!»
- Et le boucher cria, puis paya trois billets de mille francs à
la bonne fermière.
Caroline était tout de même étourdie de la métamorphose.
La voilà avec une ferme, un pré triangulaire et trois
billets de mille francs. Bien qu’elle fut une vache exceptionnelle
auparavant, elle était assez intelligente pour savoir que rien
n’est simple dans le monde humain. C’est pourquoi son
ami Pierre allait si souvent à l'école. Caroline ne
voulait pas aller à l'école, car le temps était
passé et après avoir tant brouté de marguerites,
elle ne se sentait pas d’appétit pour les feuilles imprimées.
Mais le petit train lui passa par la tête et elle se décida
à voyager, car, si elle connaissait à fond le pré
triangulaire, elle avait vaguement l’idée que la terre
était plus vaste et qu’elle aurait grand profit à
courir le pays.
Elle ferma la porte à clef, son argent dans la
poche, et partit pour la gare, assez proche de la ferme.
Ce n'était pas l'heure d'un train, aussi ne vit-elle qu'un
gamin qui mettait une piécette dans la fente d'un appareil,
et tirait sur la poignée pour obtenir de la gomme à
mâcher. Caroline fut enthousiasmée. Elle plia son billet,
l'introduisit dans la fente et tira sur l’anneau, à desceller
l'automate. Hélas, pas de succès. Mais l’enfant,
qui riait, lui dit gentiment: «Madame, il faut changer votre
billet au guichet contre des pièces de monnaie. La machine
ne marche pas avec des billets.»
Caroline retira sa coupure, qui n’avait pas pu passer par la
fente, et se présenta au guichet. Elle obtint sa monnaie, plus
un bon tas de billets et revint enchantée face au distributeur,
où plus de quarante fois, elle fit travailler la machine; puis
les poches pleines de gomme à mâcher, elle s'installa,
radieuse, sur un banc, ruminant et pensant que la vie était
belle et les hommes moins nigauds qu’il ne lui avait paru.
Elle prit un billet pour la ville, aller et retour. Le train siffla
poliment avant d’entrer en gare. Là, elle eut une minute
d’affolement, car à part les wagons voyageurs, une voiture
à bestiaux où meuglaient de longues vaches roulait avec
le train.
« Voyons, madame dit le contrôleur, il y a de la place
en avant du convoi. - Vous avez raison, balbutia Caroline, ce sera
vraiment plus confortable!»
Et, la voilà assise à la fenêtre, et le paysage
qui se découpe ; et la forêt qui essuie ses longues branches
flexibles à la vitre, et la rivière qui lui sourit et
le pré triangulaire qui lui fait bondir le cœur.
La ville ne plut pas à Caroline. Trop de gens pressés,
de bruit et de circulation. Déjà, à la lisière
du bois, les fourmis l’agaçaient!
Elle n’apprécia qu'une chose: l’ascenseur et les
escaliers roulants des grands magasins. «(Nous, à la
campagne... Vloup... On lutte sans cesse... gagner son pain... Vloup...
Rien ne vient sans effort.. on vous aspire à la verticale...
Hhuuoohh.. A l’oblique, à la montée et à
la descente... Hopp…. pour rien...Huhuhuhu... Pour le plaisir.)
»
Aussi, Caroline s’en grisa. Puis elle prit le train du retour.
La nuit tombait, quand elle poussa la porte. Ce fut avec un sentiment
de confiance enfantine qu’elle s’enfonça dans les
deux draps du grand lit brun, après avoir bu un café
et grignoté un quignon pour réparer ses forces.
Puis ce fut de nouveau le rythme des saisons. A l’avril, l’hiver
décroche et de plaisantes taches blanches lèchent le
gris des prés.
Les crocus blancs et mauves pointent un œil, et, après
une ondée, tout flambe vert. En mai, les dents-de-lion plantent
leurs grands crocs jaunes dans le flanc des talus.
En juin, la graminée mûrit et les grandes prairies balancent
leur toison fauve et odorante dans les vents de l'été.
Alors on fauche, on sèche, on engrange et l'éteule
craquante se dore au grand soleil.
La canicule tonne et c’est la reverdie de l’automne précoce.
La rouille des feuilles mortes ronge le vert pâle des champs.
Caroline chante. Elle est grande et forte. Ses lèvres sont
rouges et sa peau blanche.
Elle a préparé le repas. Les bûches crépitent
et le feu ronfle. La marmite ronronne. La chatte se poursuit la queue
avant de bailler au carreau.
Un dimanche du mois d’août, c’est la fête
au village. Caroline, toute fraîche, est montée danser.
Les accordéons ronflent et les danseurs tournent Les garçons
ont invité Caroline et elle a accepté Samuel, Frédéric,
Léon, René, Claude, Henri, Charles et Sébastien.
La tête lui tournait un peu et tous, ils lui disaient à
I’ oreille: « - Si tu voulais, nous deux... »
Mais Caroline ne voulait pas. Ou plutôt, après quelque
temps, en buvant frais une limonade, elle demandait gentiment: «
- Quelle est la superficie d'un pré dans lequel trois cardinaux,
à minuit, boivent du champagne?»
Ni Samuel, ni Frédéric, ni Léon, ni René,
ni Claude, ni Henri, ni Charles et Sébastien ne savaient.
Alors Caroline rentra seule chez elle, regrettant bien un peu que
l'énigme soit si difficile.
EIle avait du cœur à l'ouvrage, Caroline, aussi tout prospérait
Le potager éclatait de santé. Le pré ruisselait
de floraisons diverses, selon les feuillets du calendrier.
Mais elle se sentait seule depuis la fête d'été
. Surtout, elle avait revu le boucher, qui n’avait pas négligé
cette pratique et qui demandait tous les mardis et les vendredis:
- Alors, madame, que vous faut-il? Du bœuf, du porc, de la saucisse
ou du jambon? Caroline commandait, mais un jour qu’elle avait
réfléchi: « - Votre bœuf, boucher c’est
souvent de la vache? - On en peut rien vous cacher, répondit
l'homme en souriant. Alors, fit-elle avec un sourire étrange.
procurez-moi du cannibale, ou du papou, ou de l’esquimau!»
Le boucher fut abasourdi. Puis il répliqua: « - Allons,
vous vous moquez. Vivez sans viande! Cependant, vous assassinerez
vos salades, vous étoufferez vos poireaux, vous arracherez
les carottes et les pommes de terre. Votre vie se nourrira de la mort
d’innocent légumes! Votre scrupule est bien compliqué!»
Et le boucher claqua la porte.
Caroline courut à la souche et lui conta le différend.
- «Bah ! répondit le tronc, sottises, Caroline. Ne cherche
pas à être plus maligne que les hommes. Ils sont trop
fins pour nous. Cherche-toi un bon époux et la vie fleurira
à la ferme.»
Les foins sont coupés. Une odeur exquise chante dans la maison.
Le cœur serré dans la poitrine, mais une fleur à
la main, Caroline monte au village. La crainte et l espoir se partagent
son esprit.
Sur la route, un jeune homme au pas vif et à la barbe noire
rejoint Caroline et salue gentiment. Caroline rend le salut et accepte
qu’il lui tienne compagnie. Ils ralentissent le pas. Ils observent
mille choses qu’on voit tous les jours. mais sans les regarder.
Par contre, ils ont passé la fête sans apercevoir les
lampions, sans entendre l'accordéon...
Caroline, le cœur battant, demande au jeune homme quelle est
la surface du pré???
II éclate de rire: «Dix mille sept cent trois mètres
carrés!» Et il ajoute: « J’avais à
résoudre cette devinette, il y a des années, pour ma
bonne vache Caroline. Hélas! nous avons vendu la ferme et la
vache...» et un brin de mélancolie sonne dans sa voix.
Caroline a la tête qui éclate; C’est Pierre! Ils
s’embrassent et dansent de joie comme des chevreaux.
«(Nous boirons le champagne: un nectar! jusqu’ 'à
minuit. C’est tard; nous n’aurons pas les trois cardinaux,
les trois sans tiare! Pour nous donner la bénédiction
nuptiale, mais vive Dieu, le domaine sera soigné comme un jardin
!»
Et c’est près de la souche, dans le pré triangulaire,
entre le chant de la forêt, la mélodie de la rivière
et au rythme intermittent du petit train que Caroline et Pierre échangent
leur serment.
J. A. STEUDLER
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