Les contes divers
(CONTES DU CAUCASE)
L'amitié fidèle des deux Issa.
Au delà d'une rivière, dans la steppe,
vivait une fois un Tchétchène nommé Issa. En
ce même temps, vivait dans la montagne, un Lesghien, qui portait
le même nom. Bien que leurs noms fussent semblables, les deux
Issa vivaient tout différemment : le Tchétchène
était un voleur habile et hardi, à tel point que les
gens, en parlant de lui, faisaient la grimace et disaient : «
Ah ! qu'il est habile et hardi, notre Issa ! » Mais le Lesghien
Issa menait un tout autre genre de vie : quoique jeune encore et beau
garçon, il était modeste et ne recherchait pas les exploits
; il vivait paisiblement en labourant ses nombreuses terres et en
paissant ses troupeaux ; il possédait tant de chevaux qu'un
mathématicien même n'eût pu les compter.
Tout allait bien pour le riche Lesghien Issa, qui vivait sans souci
au milieu de ses bestiaux. Mais voilà qu'un beau matin, il
s'aperçut qu'il lui manquait soixante juments ; et quelles
juments ! C'était les plus belles de toutes. Notre Issa sauta
sur son coursier et suivit les traces laissées par les sabots
des chevaux ; elles le menèrent de la montagne à la
steppe, puis, à travers la steppe jusqu'à la rivière,
mais au-delà de la rivière, toute piste disparaissait.
Eh ! se dit Issa, c'est le coup d'un voleur très habile, mais
qui donc est le plus habile voleur, si ce n'est mon homonyme, le Tchétchène
Issa ; je n'en connais pas de plus hardi. Allons le trouver.
Mais notre Lesghien Issa n'était pas un sot ; il ne partit
pas sur le champ, de peur que le Tchétchène Issa ne
se doutât qu'il venait chercher ses juments. Il se mit en route
après avoir, à dessein, laissé s'écouler
un certain temps. « A quoi bon me hâter, se disait-il,
les juments m'appartiennent et elles sont à ma portée.
» II arriva tout de même chez le Tchétchène
Issa :
- Puisses-tu vivre toujours en pleine santé dans tes steppes,
mon ami Issa, ô hardi jeune homme I
Le Tchétchène Issa l'aida à descendre de cheval,
l'introduisit dans la chambre des invités et lui répondit,
selon la coutume :
- Vis heureux dans tes montagnes, mon ami Issa ! Puissent tes troupeaux
se multiplier comme les étoiles du ciel !
Puis ils commencèrent à festoyer et à boire de
la bière d'orge qu'on appelle la « bousa » dans
ce pays-là; mais le nouveau venu ne souffla mot de ses juments
dérobées. Le maître de la maison et son convive
restèrent ainsi des heures entières à échanger
des propos aimables et spirituels. Ils commencèrent bientôt
à éprouver l'un pour l'autre une profonde amitié.
Issa le Lesghien plut tellement au hardi Issa le Tchétchène,
qu'au moment de la séparation, ce dernier lui dit :
- Un digne maître de maison ne laisse pas partir son hôte
sans lui faire un présent. Dans ma steppe, en un endroit très
abrité, paît un troupeau de soixante juments. Ce sont
de très belles bêtes et plusieurs d'entre elles ont des
poulains. Je t'en fais cadeau, mon cher convive Issa.
Notre Lesghien Issa fut tout réjoui ; il comprit que, pour
le maître de la maison, c'était une façon de lui
rendre ses chevaux volés, mais il feignit n'en rien savoir.
Le proverbe dit avec raison :
« Sur le voleur pèse le poids d'un péché,
mais le poids de dix sur le volé. » C'était en
outre un homme avisé qui savait qu'avec le Tchétchène
Issa, il faut se tenir sur ses gardes. « Tiens ta langue, pour
tenir ta tête. » C'est pourquoi il n'eut l'air de rien
et remercia le propriétaire :
- Je te remercie de ton présent. Dieu veuille que bientôt
je puisse te voir chez moi. Je suis un homme aisé et je ne
resterai pas ton débiteur.
Peu de temps après, hardiment et sans compagnons, ainsi que
l'avait fait son ami, Issa le Tchétchène rendit sa visite
au Lesghien Issa. Ce dernier le reçut très cordialement
et le traita comme le meilleur de ses amis. Il le régala pendant
trois jours et lui fit au dernier moment un présent de dix
roubles par jument rendue, auxquels il ajouta encore deux roubles
par poulain.
Dès ce moment-là, nos deux héros conclurent entre
eux un pacte de profonde amitié. Lorsque Issa le Tchétchène
reprit le chemin de la steppe, son hôte l'accompagna et, dans
un champ ouvert, ils rompirent une lance. Dès lors, ils ne
s'appelèrent plus que « frère ».
- Quand viendras-tu me voir, cher frère ? demanda Issa le Tchétchène.
- A la pleine lune, je te rendrai visite, mon Issa, mon cher frère
; je t'en donne ma parole.
Déjà le moment approchait où Issa le Lesghien
devait partir, lorsque sa femme tomba gravement malade. II n'avait
qu'une femme, qu'il aimait beaucoup. Mais la parole donnée
est comme la flèche lancée : on ne peut la faire revenir
en arrière. Il partit donc, malgré le grand poids qui
pesait sur son âme. En chemin, un messager de sa maison le rattrapa
: « Retourne, Seigneur, pour enterrer ta femme ! » Mais
notre Lesghien Issa ne s'en retourna point, afin de ne pas manquer
à sa parole.
- Pourquoi laisses-tu tomber les rênes de ton cheval sur l'arçon
de la selle ? Pourquoi ton coursier, comme pressentant un malheur,
balaie-t-il de sa crinière la poussière du chemin ?
demanda Issa le Tchétchène à son ami, en le voyant
venir du perron de sa maison.
Le Lesghien Issa, comme il l'eût fait à un frère,
lui raconta son malheur et comment sa femme chérie était
morte, en laissant son jeune fils orphelin. Le brave et hardi Tchétchène
Issa lui dit alors :
- Repose-toi chez moi et reprends des forces par la nourriture et
les boissons que j'ai préparées pour toi. Ensuite, nous
nous en irons à la recherche d'une fiancée telle que
ni les schahs ni les sultans n'en ont jamais vue, afin que tu ne retournes
pas chez toi dans la tristesse.
Les deux frères adoptifs s'avancent, par des gorges profondes,
à travers des montagnes très élevées.
Ils chevauchent depuis longtemps déjà et ont parcouru
une grande distance. Surpris par une nuit très sombre, ils
s'arrêtent dans une caverne. Le Lesghien Issa s'endort aussitôt
d'un sommeil profond, mais Issa le Tchétchène, lui,
ne dort pas ; il réfléchit : Où va-t-il trouver
la fiancée promise à son frère adoptif ?
Tout à coup, bien avant dans la nuit, Issa le Tchétchène
entend au dehors la voix d'un esprit de la montagne :
- Alla Bella ! Alla Bella ! Hou ! hou ! hou !
- Je suis ici, Baliase, répond de la profondeur de la caverne,
la voix d'un autre esprit.
- Allons faire la fête, nous mangerons un taureau engraissé
pendant sept ans et nous boirons du vin conservé pendant sept
ans. - Je ne puis aller faire la fête, Baliase, car j'ai des
invités. C'est le brave Tchétchène Issa qui s'en
va avec son frère adoptif, le riche Lesghien Issa, chercher
pour lui une fiancée telle que ni les schahs, ni les sultans
n'en ont jamais vue. Mais il ne se doute pas, le Tchétchène
Issa, que la jeune fille qu'il cherche, la plus belle des jeunes filles,
qui se nomme Zaza, habite non loin d'ici, derrière la troisième
montagne, dans la troisième maison du troisième village.
La gloire de sa beauté retentit de l'Orient à l'Occident,
bien qu'elle ne se soit jamais fait voir à personne, sauf à
son père et à ses frères.
Le lendemain, Issa le Tchétchène réveilla son
frère adoptif de bon matin, puis ils reprirent leur course.
Ils franchirent notre montagne, ils franchirent votre montagne et,
de l'autre côté de la troisième, qui n'est ni
vôtre, ni nôtre, ils passèrent deux villages et
s'arrêtèrent dans le troisième ; là, une
vieille vint à eux :
- Que votre route soit facile, mes braves, leur dit-elle. Où
allez-vous et quel motif vous amène ici ?
- Que le bonheur t'accompagne, petite mère, lui répondit
Issa le Tchétchène. Nous allons courtiser la belle Zaza,
qui habite la troisième maison du village.
- Mais à quoi songez-vous donc ! Croyez-vous que notre belle
Zaza n'ait pas été demandée en mariage par bien
d'autres courtisans meilleurs que vous ? Elle a été
recherchée par des schahs et des sultans et ceux-là
même s'en sont retournés les mains vides, quoiqu'ils
eussent offert une riche rançon à ses parents.
- Petite mère, la belle Zaza viendra, bon gré mal gré,
pour être la femme de mon frère adoptif. Si elle s'y
refuse, eh bien ! nous l'enlèverons. Ce n'est pas en vain que
j'ai la renommée d'un hardi voleur. N'aurais-tu par hasard
jamais entendu parler du Tchétchène Issa ?
- Ah ! mon cher neveu, dit la vieille, je suis la sœur de ta
mère. Ah ! tu es vraiment un loup à courtes oreilles
et l'on voit bien que toute ta manière d'agir est celle d'un
loup. En raison de notre parenté, je vais faire tout mon possible
pour t'aider. Ecoute-moi donc, cher neveu : « Ce que notre pigeon
doré aime par-dessus tout, c'est le spectacle d'un habile cavalier.
Si vous réussissez à attirer son attention,
elle se montrera à la fenêtre. Mais si elle ne se montre
pas, vous n'atteindrez pas votre but. En ce moment, des orfèvres
travaillent dans la cour de la maison de son père ; vous irez
auprès d'eux et ferez plaquer de neuf vos sabres et vos poignards
; pendant que les orfèvres travailleront vos armes, vous ferez
la fantasia devant la fenêtre de la belle. Je vous avertirai
ensuite de ce qui se passera. »
Les deux frères arrivèrent dans la cour et remirent
leurs poignards aux orfèvres pour les plaquer d'argent, puis
ils commencèrent à exécuter des cavalcades, Issa
le Lesghien en premier lieu ; si bien ou si mal qu'il ait monté,
la jeune fille ne parut pas à sa fenêtre. A son tour,
Issa le Tchétchène fit caracoler son coursier ; celui-ci
était bon, mais le cavalier était meilleur encore. Il
courut une fois, il courut une seconde fois ; à la troisième,
apparurent à la fenêtre les mains blanches de la jeune
fille, qui lui jeta une grappe de raisins. Issa le Tchétchène
la saisit au vol, fit claquer sa cravache, poussa un cri de joie et
partit.
Issa le Lesghien n'eut pas plus de succès la seconde fois que
la première : la jeune fille ne parut pas remarquer sa fantasia
; mais pour le Tchétchène Issa, elle parut jusqu'à
la taille et lui jeta une pomme. Aveuglé par la beauté
de Zaza, il faillit la laisser tomber à terre. Pour la troisième
fois, Issa le Lesghien monta son cheval en vain ; mais pour le Tchétchène
Issa, la belle jeune fille parut à la fenêtre, jusqu'aux
genoux, et lui jeta une noix. Lorsqu'il vit Zaza dans toute sa merveilleuse
beauté, le cœur du jeune homme battit plus vite. Il reconnut
qu'elle venait à lui de bon gré. Comme il eût
été heureux de la prendre pour femme et que n'eût-il
donné pour cela ! Mais sa parole était donnée
: il avait promis la belle Zaza à son frère adoptif.
Les orfèvres avaient fini d'orner les poignards ; ils les rendirent
à leurs propriétaires qui s'en allèrent dans
la rue. Là, la vieille vint au-devant d'eux et s'adressa au
Tchétchène Issa :
- Eh bien, mon cher neveu, c'est une affaire faite, tu as plu à
notre jeune beauté ; elle se promènera ce soir dans
les vignes, ou pendant la nuit dans le verger aux pommiers, ou à
l'aube dans la prairie des noyers. Mets tout ton art à la surveiller
et à l'emporter de façon à ce que ses parents
ne s'en aperçoivent pas, car si vous ne réussissez pas
aujourd'hui, vous ne pourrez pas recommencer une seconde fois ; et
si les parents vous rattrapent, ils ne vous laisseront pas en vie
: notre belle a douze frères qui sont tous des héros.
A la tombée de la nuit, nos deux compagnons surveillèrent
le moment où Zaza paraîtrait dans les vignes ; mais elle
n'atteignit que la haie, ses frères ne la laissèrent
pas pénétrer dans les vignes. A minuit, elle essaya
d'entrer dans le jardin aux pommiers, mais de nouveau elle fut remarquée
par ses frères qui la ramenèrent à la maison.
Vers l'aube, le sommeil commença à gagner Issa le Lesghien
; il était assis sous un noyer, tenant en mains les rênes
de son cheval et, dans cette position, il s'endormit profondément.
Mais Issa le Tchétchène, lui, veillait. Il s'éloigna
de la haie en rampant vers l'entrée du jardin comme un serpent
et se dissimula dans l'herbe. Tout à coup, sur le mur de pierre,
la belle jeune fille apparut ; elle sauta dans le verger et s'approcha
de l'endroit où se tenait caché le Tchétchène
Issa. Il se leva, prit la jeune fille dans ses bras vigoureux et courut
vers son cheval. Il le détacha et allait sauter sur le dos
de son coursier, pour se sauver à bride abattue. Mais, ô
malheur ! le fiancé, étendu à terre, dormait
toujours ; il dormait même si profondément que le Tchétchène
Issa, l'appelant et le bousculant, eut grand’ peine à
l'éveiller. Au même instant, un grand bruit se fait entendre,
puis des cris : une lumière apparaît dans le jardin:
les frères de Zaza accourent à toute allure à
la poursuite de leur sœur.
- Mets ta fiancée sur le dos de ton cheval, devant toi, et
sauve-toi, dit Issa le Tchétchène à son frère
adoptif. Je m'efforcerai d'arrêter leur poursuite.
Notre hardi cavalier y réussit en effet. Avec beaucoup de bravoure
et d'habileté, il se battit avec les douze héros séparément,
les empêcha de se défendre tous ensemble contre lui,
les blessa et les battit tous.
Il rejoignit ensuite le Lesghien Issa et la belle Zaza dans la caverne
où ils s'étaient arrêtés la nuit précédente.
Il prit alors la main de la jeune fille et la mit dans celle de son
frère adoptif :
- O belle jeune fille, sois dès maintenant sa femme fidèle.
C'est à lui que je t'ai promise et c'est pour lui que nous
t'avons enlevée.
La belle Zaza n'eût pu prononcer une parole ; elle tombait au
pouvoir d'un homme puissant et fort et le contredire n'aurait servi
de rien. Mais, dans son âme, s'alluma une grande colère
contre le Tchétchène Issa. C'était à lui
que, pour la première fois, elle s'était montrée
le visage découvert, en dépit de sa pudeur de jeune
fille ; dans son cœur, elle l'avait élu pour mari et maintenant
il la trompait en la destinant à un autre homme qu'elle n'aimait
pas. « Que la terre t'engloutisse, méchant Tchétchène
Issa, pensa-t-elle. De même que le serpent n'oublie pas sa queue
enlevée, je n'oublierai jamais ton offense. »
Tel était ce cœur de femme. Celui qu'elle aimait le soir,
elle le ferait périr le lendemain avec une cruelle jouissance.
Tous trois passèrent la nuit dan à caverne. Issa le
Tchétchène ne dormit pas ; ce n'était d’ailleurs
pas son habitude de fermer les yeux en voyage. Tout à coup,
au milieu de la nuit, il entendit au dehors la voix d'un esprit de
la montagne :
- Alla Bella ! Alla Bella ! Hou ! hou ! hou !
- Je suis ici, Baliase, répondit la voix d'un
autre esprit de la profondeur de la caverne.
- Allons faire la fête, nous mangerons un taureau engraissé
pendant sept ans et nous boirons du vin conservé pendant sept
ans. - Je ne peux pas venir à une fête joyeuse, Baliase
; j'ai des invités chez moi. Notre brave Tchétchène
Issa voyage en compagnie de son ami et de sa fiancée. Mais
ils ne savent pas, les braves, que si Issa le Lesghien coupe avec
son poignard le corsage de cuir de sa femme, la belle Zaza, elle tombera
raide morte. L'on ne peut ôter ce corsage de cuir ensorcelé
que d'un seul coup de sabre et celui qui, ayant appris ce secret,
le divulguera, sera transformé sur place en un ruisseau glacé,
qui murmurera sans cesse en se précipitant du haut d'un rocher.
Notre Tchétchène Issa accompagna son frère adoptif
jusque chez lui et le jour même les noces commencèrent.
Les invités étaient accourus de toutes parts, innombrables
: la flûte jouait, le tambour retentissait et la danse battait
son plein ; la poussière montait en tourbillons. Pendant deux
jours et deux nuits, les invités firent la fête ; le
troisième jour au soir, le jeune mari, suivant la coutume,
entra dans la chambre où se tenait sa femme, pour couper son
corsage de cuir avec son poignard.
Issa le Tchétchène se glissa comme un serpent â
sa suite. Au moment où le mari allait, de la pointe de son
poignard, couper le corsage de cuir de sa femme, un autre bras s'abattit
par-dessus son épaule et fendit le plastron du haut en bas,
d'un seul coup de sabre tranchant ; notre Tchétchène
était très adroit dans le maniement du sabre. Deux gouttes,
deux gouttes de sang seulement apparurent sur les épaules de
la jeune femme et le corsage tomba à ses pieds comme l'enveloppe
d'une noix.
La belle Zaza s'irrita de ce qu'avait fait Issa le Tchétchène.
Elle s'écria en s'adressant à son mari :
- Venge-moi, car ton ami a voulu me tuer pour que je ne puisse pas
t'appartenir.
A ces mots, Issa le Lesghien s'irrita à son tour et son visage
devint sombre comme un nuage de tempête, car il crut sa femme
sur parole. C'était d'ailleurs une grave offense, de la part
d'un étranger que de pénétrer dans la chambre
de sa femme et, s'adressant à Issa le Tchétchène,
il lui dit :
- Bien que nous soyons frères, je ne te pardonnerai jamais
ton acte. Sortons, je te provoque : nous ferons une lutte ouverte.
Le brave Tchétchène répondit à son frère
adoptif :
- Je ne puis lever les armes contre toi, car il n'y aurait pas de
pardon pour moi, ni dans ce monde, ni dans l'autre. Ce que j'ai fait,
je l'ai fait pour ton bonheur, mais je ne puis te dire pour quelle
raison j'ai agi de cette manière-là.
Issa le Lesghien aurait bien voulu croire son frère adoptif,
son meilleur ami ; il eût été bien heureux de
pouvoir lui pardonner son offense. Mais sa jeune femme ne voulut pas
entendre parler de pardon ; au contraire, elle s'irrita plus fort
encore, courut auprès des invités, pleura, s'arracha
les cheveux, poussa des cris et leur dit que le méchant Tchétchène
avait voulu les tuer, elle et son mari.
Les invités accoururent en foule ; ils se saisirent de notre
pauvre Tchétchène, voulurent lui couper la tête
et lui percer la gorge avec leurs poignards. Issa le Tchétchène,
se voyant perdu, s'adressa à son ami et lui dit avec un profond
soupir :
- Ma destinée n'était donc pas de rester en vie. Mais
sache, mon bien-aimé frère, que je mourrai pour avoir
voulu garder ton bonheur et tenir fidèlement ma parole, en
te donnant pour épouse une beauté telle que ni les schahs,
ni les sultans n'en ont jamais vue. Puis il lui raconta tout ce qui
s'était passé dans la caverne de la montagne.
A peine eut-il prononcé la dernière parole que son corps
se fondit dans le rocher contre lequel il se tenait appuyé
; celui-ci se referma sur le pauvre Tchétchène Issa
et, à l'endroit même où il avait disparu, sortit
un ruisseau glacé, qui jaillit de la terre et continua sa course,
comme un torrent rapide, en murmurant parmi les pierres.
Issa le Lesghien éprouva un immense chagrin de la perte de
son fidèle ami et frère. Les caresses même de
sa jeune femme adorée ne parvinrent pas à le consoler,
bien que ses yeux fussent à la fois doux comme une aube naissante
et flamboyants comme l'éclair et sa beauté semblable
au radieux lever de la lune inondant la campagne de sa lumière
argentée.
Des heures durant, le malheureux Issa se tient au bord du ruisseau
et contemple, en poussant de profonds soupirs, le bassin formé
par l'eau jaillissant du rocher. Dans ce bassin, nage un unique poisson,
inquiet, s'agitant de côtés et d'autres, tantôt
plongeant, tantôt remontant à la surface de l'eau en
faisant scintiller ses écailles d'argent. Il regarde notre
Issa de ses yeux dorés et ouvre la bouche comme s'il voulait
parler.
Un jour, Issa le Lesghien se pencha au-dessus du bassin pour boire.
Le poisson, au lieu de s'en effrayer, sortit sa tête de l'eau
et prononça doucement, très doucement, des paroles humaines
:
- Vie pour vie ! Issa le Tchétchène, ton ami, reviendra
dans ce monde lorsque sur les pierres qui recouvrent le fond de ce
bassin. tombera la tête de ta femme.
Issa fut très perplexe. Cependant, il se souvint de tout ce
que son ami avait fait pour lui et se dit : « Je trouverai bien
une autre belle femme, mais jamais je ne rencontrerai un ami aussi
fidèle. »
Il conduisit près du ruisseau sa femme adorée et, au-dessus
du bassin, trancha sa tête charmante, dont la chevelure d'or
retomba sur les pierres. A peine eut-elle touché le fond du
ruisseau que celui-ci sécha. Le rocher duquel il s'échappait
s'ouvrit et Issa le Tchétchène en sortit tel qu'il était
auparavant. Mais dans sa main droite, il tenait une petite boule de
vase ; il en frotta le cou de la belle Zaza et y appliqua la tête
tranchée qui fut de nouveau fixée au corps, comme si
elle n'en eût jamais été séparée.
Zaza poussa un soupir et reprit vie.
Dès ce moment-là, les deux frères vécurent
de longues et heureuses années, l'un dans ses montagnes avec
sa femme Zaza, l'autre au milieu des steppes.
Leurs enfants et petits-enfants, suivant l'exemple de leurs pères,
vécurent toujours en bonne amitié, jusqu'au moment où
ils durent se séparer pour se disperser dans diverses contrées.
Les uns partirent dans la direction de l'Orient, les autres prirent
le chemin de l'Occident et ceux qui restèrent se tapirent dans
les tanières des loups.
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