Les contes divers
CONTE DU CAUCASE
La petite tasse du pauvre Avner.
Un pauvre homme du nom d'Avner et sa femme Iska avaient
sept enfants, mais ils ne possédaient pas de quoi les nourrir.
Ils étaient dans une misère telle que, faute de nourriture,
leur fils cadet s'affaiblit à tel point que sa mort paraissait
inévitable. Voyant approcher ce triste moment, Iska dit à
son mari :
- Va-t'en hors de notre maison. Tu sais bien que nos coutumes interdisent
à un père d'assister à la mort de son fils. Tu
ferais même bien d'aller demander l'aumône, sinon nous
pourrons tous mourir de faim...
Avner sortit. Il erra par les rues en mendiant, mais il ne se trouva
personne pour lui donner un morceau de pain. Ses coreligionnaires
(il était juif) étaient tous à peu près
aussi pauvres que lui, et quant aux gens de croyances différentes,
il était bien inutile qu'un Juif leur demandât quelque
chose.
- Meurs, lui répondait-on, cela fera un chien de moins !
Il s'en revenait tristement vers sa pauvre demeure, lorsqu'il vit
s'avancer à sa rencontre un vénérable vieillard,
bien vêtu, quoique à l'ancienne mode, et dont la mine
lui parut très sévère.
Le vieillard fit signe à Avner d'approcher, puis il lui posa
plusieurs questions :
- Vas-tu régulièrement à la maison de prières
? Observes-tu les préceptes du sabbat ? As-tu soin de ne pas
manger ce qui est défendu par la loi ?
Il l'interrogea minutieusement sur ces divers points, et Avner se
trouva contraint d'avouer que son accablante misère lui faisait
parfois négliger les lois de sa religion.
Le vieillard sortit alors une petite tasse de cuivre de dessous son
bras, prit un écu dans sa poche, et tendit le tout au pauvre
homme, en lui disant :
- Cet écu sera suffisant voiar enterrer ton fils et pour nourrir
ta famille jusqu'au prochain sabbat. Quant à cette tasse, tu
la placeras à ton chevet pendant la nuit de vendredi à
samedi. Le matin, à ton réveil, tu y trouveras une pièce
d'or. Et il en sera ainsi chaque semaine, afin que la misère
ne te fasse plus tomber dans le péché.
Un écu est certes une aumône peu ordinaire, aussi Avner
en fut-il plus heureux encore que de la tasse, car il avait peine
à croire ce que le vieillard avait dit au sujet de cette dernière.
- Il a voulu se moquer de moi, pensait-il. Il ne se produit plus de
miracles à notre époque de péché et de
peu de foi... Mais lorsque arriva la nuit du vendredi au samedi, il
ne put s'empêcher de placer la tasse à son chevet. Sa
femme. d'ailleurs, l'y encouragea vivement.
- Pourquoi ne la mettrais-tu pas là ? lui disait-elle. Ah !
s'il s'agissait de risquer une perte, ce serait autre chose ! Mets
donc cette tasse à ton chevet, puisqu'il te l'a conseillé.
Le lendemain matin, ô surprise ! il y avait une pièce
d'or au au fond de la tasse. Mais comme c'était un samedi,
on ne pouvait songer à la prendre ce jour-là, car la
loi le défend. Cependant, on pouvait la regarder, et Avner
et sa femme se mirent à examiner minutieusement leur nouvelle
possession. C'était une petite tasse de cuivre poli, très
simple, et dont le seul ornement consistait en un mystérieux
petit signe gravé sur le bord. Au fond de la tasse brillait
une belle pièce d'or, toute reluisante.
Le vendredi suivant, on répéta l'expérience,
et il y eut, le len demain matin, une nouvelle pièce au fond
de la tasse. Il en fut de même la semaine qui suivit.
- C'est fort bien, dit alors Avner, l'écu suffit à notre
nourriture et mon travail procurera l'argent nécessaire à
nos autres besoins.
- Oui, tu gagneras assez pour cela, dit sa femme, mais si notre tasse
nous donnait deux écus au lieu d'un, nous pourrions faire des
économies, et quand nous aurions réuni une certaine
somme, nous entreprendrions un petit commerce.
- Sais-tu ce que je crois ? continua-t-elle au bout d'un mament. La
force de notre tasse doit résider tout entière dans
le petit signe qu'elle porte sur son bord. Un signe à faire
produire un écu. Mais si tu la portais chez le graveur Naschon
pour qu'il y grave un autre petit signe, exactement paNil à
celui-là, cela en ferait deux, et...
- Et si la tasse allait se gâter tout à coup, interrompit
Avner, qui avait déjà compris ce que sa femme entendait.
- Quelle bêtise ! s'exclama celle-ci. Comment un signe aussi
petit pourrait-il y changer quelque chose ? Tu diras à Naschon
de le graver très soigneusement et sans trop creuser le métal.
La perspective d'obtenir deux pièces d'or au lieu d'une décida
Avner à aller trouver le graveur Naschon. Celui-ci grava sur
la tasse un signe tout à fait pareil à celui qui s'y
trouvait.
Le vendredi suivant, les époux placèrent la tasse à
leur chevet, mais leur inquiétude était telle, qu'ils
ne purent fermer l'oeil de la nuit. Le jour, qu'ils attendaient avec
impatience, parut enfin. O miracle ! La tasse contenait deux pièces
d'or au lieu d'une.
- Je te l'avais bien dit, s'écria Iska. Et maintenant va vite
rapporter la tasse au graveur et dis-lui de la couvrir de signes sur
toute sa surface, en dedans et en dehors.
- Mais si la tasse allait être abîmée pour toujours,
objecta de nouveau Avner. Il vaudrait mieux essayer d'abord d'un troisième
signe.
Dès ce moment-là, Avner fut convaincu qu'ils avaient
trouvé le secret de la mystérieuse tasse. Aidé
de sa femme, il se mit à calculer combien de signes on pourrait
placer sur toute sa surface intérieure et extérieure,
ce qui représenterait un nombre égal d'écus pour
chaque semaine. Ils comptèrent, recomptèrent et atteignirent
un chiffre élevé. Alors ils commencèrent à
discuter de l'emploi de cet argent. Avner disait :
- J'achèterai en gros, chez les gens du métier, des
tapis, des objets d'or et d'argent, et j'en ferai le commerce dans
une grande ville. Les marchands qui procèdent ainsi retirent
de gros bénéfices, car ils doublent le prix de leurs
marchandises...
Iska n'était pas satisfaite de ce projet.
- Que tu es commode ! s'écria-t-elle. Comme cela tu t'en iras
en ville, tandis que moi je resterai ici, à soigner les enfants
... Moi aussi je voudrais aller en ville et habiter une belle maison.
Moi aussi j'aimerais porter des parures d'or et des pierres précieuses,
aller chaque semaine au bain, être servie par des domestiques,
et vivre enfin comme les femmes de riches marchands.
Ils discutèrent, se fâchèrent, s'emportèrent,
si bien que Avner battit sa femme, ce qui ne lui était jamais
arrivé auparavant.
Le lendemain matin, le jour était à peine levé
qu'il courut porter sa tasse chez le graveur et lui demanda de la
couvrir de signes. L'artiste examina longuement la tasse, réfléchit
et dit enfin : - Ce sera un grand travail qui coûtera au moins
trois écus d'or. Avner n'en fut nullement effrayé et
ne marchanda pas ce prix. Il lui restait justement trois pièces
d'or et quelque monnaie. - Bah ! se dit-il, nous vivoterons tant bien
que mal cette semaine ; nous n'aurons pas grand'chose à manger,
mais qu'est-ce que cela fait, puisque ce sera la dernière fois
?
Le vendredi matin, le graveur rapporta la tasse. Elle était
absolument couverte de signes pareils au premier, et tant à
l'extérieur qu'à l'intérieur. Naschon n'avait
certes pas volé ses trois écus d'or pour un tel travail.
Avner et Iska se mirent à compter les signes ; cela leur prit
une bonne partie de la journée et ils en trouvèrent
environ 1052. - Quel dommage que la tasse soit si petite ! dit alors
Iska. Et son mari regretta aussi qu'elle ne fût pas plus grande.
Le soleil se coucha, la nuit vint, puis un radieux jour de sabbat
se leva sur le pays. Lorsqu'il fut temps de manger, Iska ne put mettre
qu'un plat d'orge sur la table, et cette orge avait même été
empruntée au voisin, car ils n'avaient plus d'argent pour en
acheter. Ce repas de sabbat était donc bien maigre, mais ils
s'en consolaient en disant :
- Bah ! Peu nous importe, puisque c'est le dernier. Demain, nous aurons
de l'or à pleines mains.
Soudain, on frappe à la porte. Or, un hôte arrivant un
jour de sabbat est un envoyé de Dieu. Avner ouvrit sa porte
toute grande et le vieillard qui lui avait fait présent de
la tasse et d'un écu franchit le seuil de son humble demeure.
- Que votre sabbat soit pur, bonnes gens, prononça-t-il. -
Soyez le bienvenu, mon père, répondit Avner. Bientôt
le vieillard s'exclama :
- Pourquoi faites-vous si maigre chère ? Comment se fait-il
que vous n'allumiez pas même un cierge en l'honneur de ce jour
? La tasse que je vous ai donnée ne vous secourt-elle pas ?
Où est-elle ?
La tasse était à sa place habituelle, bien visible sur
un petit rayon, près de la table.
Le vieillard s'en saisit, l'examina de tous côtés et
dit gravement :
- Hélas ! le coeur de l'homme est insatiable et son amour de
l'or est sans bornes. Mais, à cause de sa pauvreté,
la faute du pauvre sera trouvée plus légère et
il lui sera plus facilement pardonné qu'au riche. Puis, regardant
un angle de la pièce, il demanda : Qu'est-ce qu'il y a là-bas,
dans ce coin ?
Tout le monde regarda du côté qu'il désignait.
On ne vit rien. Mais lorsque les yeux de tous voulurent se reporter
sur le vieillard, il n'était plus là et la tasse avait
disparu avec lui.
Avner dut se remettre à mendier pour ne pas mourir de faim.
Il demandait partout l'aumône et lorsqu'on lui donnait quelque
chose, il disait à ceux qui avaient eu pitié de lui
:
- Crache-moi au visage, brave homme, et frappe-moi, car c'est là
tout ce que je mérite !
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