Contes et légendes d'Europe
Provenant d'Italie
Le pauvre Beppino
Chaque matin, Beppino, le chevrier du village, partait
avec ses bêtes et gagnait la montagne. Ces humbles fonctions
ne lui déplaisaient en somme pas trop, car Beppino aimait ses
capricieuses bêtes, qui le lui rendaient bien. Le jeune homme
atteignait pourtant sa vingtième année, et il n'était
pas sans souci pour son avenir. « Un garçon comme moi,
se disait-il, ne peut pourtant rester chevrier toute sa vie. Un tel
métier ne mène à rien. »
Un petit chevreau, blanc comme la neige, s'était joint au troupeau
de Beppino. Celui-ci le considéra comme son bien, le soigna
et le chérit plus que toutes les autres bêtes. Quand
les chèvres et leurs cabris lui disaient: « Nous sommes
fatigués, nous voudrions nous reposer à l'ombre des
arbres », et que le chevreau blanc, au contraire, affirmait
: « Nous pouvons aller plus haut! » c'est lui que Beppino
écoutait. Une fois cependant, le petit grimpeur s'égara,
et le chevrier, parti à sa recherche, s'engagea sans y prendre
garde dans une vertigineuse paroi de rocher. De là-haut, perdu
dans l'azur, il aperçut quelque chose d'extraordinaire. A une
corde tendue, pareille à un rayon de soleil, il vit flotter
des vêtements fraîchement lavés, des robes, des
chemises, des linges qui séchaient au vent. « Voilà
bien un singulier étendage, se dit Beppino, à qui donc
appartient cette lessive ? »
Le chevrier, stupéfait, vit s'ouvrir devant lui la paroi de
rocher. Une jeune fille merveilleusement belle en sortit. «Cette
lessive est à moi, dit-elle. Je suis Bellinda, la reine des
neiges, et tu arrives au bon moment, car je me sens très seule.
» Beppino, qui ne perdait jamais la tête, répondit:
« Si tu le veux, marions-nous ! » La délicieuse
reine lui tendit alors la main et le conduisit dans un palais de cristal
où les noces furent célébrées. Oréades,
Fées et Zéphyres s'invitèrent à la fête.
Dès lors, Beppino vécut des jours heureux. Le palais
était au sommet d'une montagne inaccessible, entourée
de glaciers. Mais, sur les corniches, des roses et des oeillets fleurissaient
dans des vases d'argent. Une douce musique résonnait dans toutes
les salles et, du soir au matin, le soleil luisait mille fois plus
clair et plus chaud que chez les hommes. Beppino, l'époux de
la reine Bellinda, aurait pu se croire au septième ciel si
son sommeil n'avait été hanté de cauchemars.
Chaque nuit, il croyait entendre en rêve mugir une avalanche
qui l'ensevelissait avec son lit. Il frissonnait comme si édredon,
oreillers et draps se fussent transformés en glace et, chaque
matin, au réveil il lui semblait qu'il devait se libérer
d'un immense amas de neige. Tout d'abord, Beilinda ne prit pas ces
rêves au tragique. Elle réconforta son mari: «
Tu n'étais pas suffisamment couvert et tu as eu froid. »
Une nuit pourtant, Beppino, au comble de l'effroi, s'écria
: « Au secours, je péris dans la neige ! » Alors
Bellinda lui caressa le front de sa belle main et lui murmura en le
berçant: « Dors, mon petit, dors! » - Un beau matin,
comme Beppino regardait la vallée, d'une des fenêtres
du palais, il fut saisi du mal du pays et sentit le besoin de revoir
ses camarades du village.
« Laisse-moi, supplia-t-il, retourner pour quelques heures auprès
de mes amis. Je voudrais retrouver aussi mon troupeau et mon petit
chevreau blanc. » - « Depuis combien de temps, demanda
la reine, crois-tu donc être ici ? » Beppino fit un calcul
et répondit: « Trois mois ! » - « Pauvre
cher Beppino, reprit Bellinda, il y a quatre-vingt-dix ans que tu
séjournes dans mon palais. Ici, chaque matinée compte
pour un printemps, midi est un été, chaque soir un automne,
et chaque nuit dure un hiver. Nous dormons tout l'hiver, en effet,
ensevelis dans la neige, et tu l'as parfois pressenti en rêve.
Et Bellinda poursuivit: Au village, tu ne reconnaitrais personne.
Tes amis sont morts depuis longtemps.
Et qu'adviendrait-il de toi si tu ne retrouvais pas le chemin de ma
demeure ? »
Mais Beppino ne se laissa pas convaincre. Si grand était son
désir de retourner auprès des humains qu’il voulut
partir à tout prix. Il va de soi que je reviendrai, dit-il
à Bellinda qui pleurait amèrement. Oui, je te le promets
: tu me reverras bientôt... » assura-t-il en se dirigeant
vers la vallée. Pendant le voyage, il s'étonna de sa
marche si lente et si pénible. Il sentit également sur
ses épaules un étrange fardeau qui l'obligeait à
marcher courbé. Dans l'auberge où il s'arrêta
pour se restaurer, il vit son image dans une glace : c'était
celle d'un vieillard chenu qui semblait plus que centenaire.
Beppino se rendit enfin compte de la fuite du temps et des quatre-vingtdix
ans passés auprès de Bellinda. Un regret amer le fit
soupirer: « Que ne suis-je resté auprès de ma
chère épouse ! » Mais comment un vieillard si
débile aurait-il pu, par les montagnes et les glaciers, regagner
le palais de cristal de la reine des neiges. Il se mit pourtant en
route et rencontra le vent. « Porte-moi sur la Iune, demanda-t-il,
de là-haut je pourrai contempler le palais de Bellinda pendant
l'éternité ! » II en alla selon son désir.
Beppino s'installa dans la lune où il retrouva son chevreau
blanc. Et si vous regardez attentivement l’astre des nuits,
vous les y verrez.
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