Contes et légendes d'Europe
Provenant d'Autriche
Elsi et le peuple de l'eau
Il y a mille ans, on voyait encore des gens de race
aquatique qui avaient la même stature que les autres hommes.
Mais, au lieu de vivre sur terre, ils vivaient dans les eaux.
En ce temps-là, un vieux moulin s'élevait au bord de
la rivière qui descend de la montagne. Un jour que la rivière
était à sec, Elsi, la fille du meunier, se mit à
chercher des cailloux bien polis en suivant le lit du torrent. Elle
s'engagea dans une gorge et y rencontra une femme qui, au lieu de
cheveux, avait des algues coiffées en longues mèches.
« Elsi, dit-elle à la fillette, il faut que je t'emmène
avec moi, sinon tu te noieras. » A peine avait-elle prononcé
ces mots qu'un flot bouillonnant descendit de la montagne où
un orage venait d'éclater. La femme entraîna la petite
dans sa grotte située au bord du torrent tumultueux. «
Nous sommes des aquatiques, dit-¬elle, mais ne crains rien, mon
fils et moi-même, nous prendrons soin de toi. » Elsi resta
sept ans auprès d'eux et oublia presque complètement
ses parents. La femme des eaux était sa bonne mère adoptive
et Elsi s'attacha encore davantage au fils. Quand ils en eurent l'âge,
les deux jeunes gens se fiancèrent avec l'intention de se marier
bientôt.
Pendant sept ans, les parents d'Elsi pleurèrent leur fille.
Un jour, la meunière suspendit un tablier rouge en plein air
pour le faire sécher. Deux nains vinrent le contempler. «,Si
j'avais, dit l'un, une culotte taillée dans une si belle étoffe,
j'indiquerais aux gens du moulin le moyen de retrouver leur Elsi.
» La meunière tissa et cousit avec ardeur jusqu'à
ce que la petite culotte fût faite. Le lendemain matin, le nain
l'enfila et révéla au meunier et à la meunière
l'endroit où leur fille était cachée. Il fallait
descendre dans la gorge et, pour éviter au meunier l'emploi
d'une corde, le nain fit surgir un escalier de la paroi du roc, par
nuit de pleine lune. Mais le petit homme les engagea à ne faire
aucun mal au gentil peuple des eaux. « Vous le regretteriez
amèrement! » ajouta-t-il.
Le meunier se rendit à l'endroit indiqué. La gorge s'ouvrait,
sombre et sauvage. Et, tout au fond, la rivière murmurait.
Bientôt la lune monta au ciel, toute ronde. Un de ses rayons
formait un escalier clair qui conduisait dans le gouffre. Courageusement,
le meunier descendit dans le précipice inondé de lumière.
Parvenu dans la grotte, il trouva son enfant endormie et faisant de
beaux rêves sous de chaudes couvertures. Les deux êtres
aquatiques dormaient, eux, dans la rivière, une vague blanche
leur servant d'oreiller. Le meunier éveilla sa fille qui, effrayée,
se mit à pleurer et à gémir: « Je veux
rester ici, mais j'irai vous voir de temps en temps. » Sans
rien vouloir entendre, le père prit Elsi dans ses bras et,
remontant deux à deux les marches de l'escalier lunaire, quitta
l'étrange demeure.
L'accueil à la maison fut chaleureux, mais Elsi était
triste car elle voulait retourner auprès du peuple des eaux.
Elle songea même à s'enfuir. Alors le meunier, irrité,
déclara : « Nous l'enfermerons jusqu'à ce qu'elle
soit revenue à la raison ! »
Quelque temps après, la femme aux cheveux d'algues vint rôder
autour du moulin, disant tout haut que son fils se mourait tant il
avait de peine. Mais le meunier la chassa en ajoutant grossièrement
que la mort de ce galopin ne serait pas une grande perte. La meunière
fit chorus: « Méchante femme, va-t'en! » Mais Elsi
cria par la fenêtre : « Chère maman des eaux, viens
à mon secours ! » Le meunier, furieux, battit sa fille.
Pour le punir, le peuple aquatique envoya un tel afflux d'eau que
la roue du moulin se brisa.
Le jour suivant, un étranger - qui se disait garçon
meunier - se présenta et assura qu'il était deux fois
plus fort lorsqu'il travaillait dans l'eau. Le meunier ouvrit de grands
yeux quand il vit le jeune homme sauter dans les flots et faire tourner
l'arbre du moulin à une vitesse prodigieuse, tout en nageant
sur le dos. Cette prouesse l'enthousiasma. Mais, un jour, la pluie
se mit à tomber et la gargouille, dégorgeant l'eau du
toit, la répandit sur le visage du nageur. « Sors donc
! » lui ordonna le meunier. « Je ne puis, aussi longtemps
que l'eau, venant d'en haut, tombera sur moi, répondit le garçon,
détourne la gouttière ! »
Vous pensez bien que Jan continua de faire fonctionner le moulin.
Il en obtint même une magnifique Une lumière se fit dans
l'esprit du meunier : « Par ma foi, c'est le vaurien des eaux
chez qui Elsi habitait. » Aussi se garda-t-il bien de détourner
la gouttière. « Tu resteras éternellement là-¬dessous,
ricana-t-il, et devras travailler jour et nuit. » Dès
que la pluie commença à diminuer, il courut à
la fontaine, posa un conduit et fit en sorte que le jeune homme fût
continuellement arrosé, et ne puisse plus jamais se libérer.
- Quelques semaines passèrent avant que la jeune Elsi ne remarquât
le malheureux qui, hors d'haleine, peinait pour faire marcher le moulin.
Elle ne vit que sa tête à demi-enfouie sous les algues
verdâtres. « Sois bonne, ô jeune fille, soupira-t-il,
détourne cette eau qui m'empêche de sortir de là
! » Elsi ne demanda à personne si elle devait oui ou
non exaucer cette prière. Elle eut pitié et donna un
coup au tuyau qui dégorgea son eau ailleurs. Le garçon
sortit de son tombeau humide. Il respira profondément et s'ébroua
comme un chien qui vient de prendre un bain. Elsi tomba alors dans
ses bras en sanglotant. Le jeune homme l'étreignit tout en
lui disant d'un ton grave : « Pour l'amour de toi, je pardonne
à ton père, mais qu'il choisisse : ou je reste ici en
qualité de gendre, ou je t'emmène avec moi! »
Elsi, toute heureuse, répondit: « Je suis d'accord !
»
Le meunier et la meunière trouvèrent préférable
de garder chez eux le jeune homme comme époux de leur fille
plutôt que de voir celle-ci rejoindre le peuple des eaux. Tous
vécurent en parfait accord et formèrent une famille
bénie. Dans le monde entier, on reconnaît leurs descendants
à ce qu'ils aiment l'eau et nagent avec bonheur, que ce soit
dans les eaux courantes ou dans l'onde tranquille.
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