Contes et légendes d'Europe
Provenant de Lettonie
Les filles d'Adam, le paysan
Les trois filles d'Adam, le paysan, se détestaient
comme chien et chat. Nana, la plus jeune, était aussi la plus
belle. Eva, la seconde, avait la réputation d'être une
méchante gale. Quant à Tschuina, l'aînée,
elle était moins mauvaise que ses sœurs. Elle se croyait
surtout très rusée. Le père, sentant sa mort
approcher, dit à ses filles : « Je vois venir le moment
vous devrez vous entendre, toutes les trois. »
A peine le père eut-il fermé les yeux que la belle Nana
se rendit au château pour y travailler. La méchante Eva
alla s'installer dans une maisonnette au milieu des bois et ordonna
à Tschuina de lui apporter chaque jour de l'argent. «
Sinon, ajouta-t-elle, gare à toi! » Réfléchissant
au moyen de se procurer cet argent, Tschuina trouva, dans la chambre
qui servait de débarras, un vieux jeu d'échecs. Les
pièces représentaient des figures si grimaçantes
qu'elle en eut froid dans le dos. Elle se ressaisit et se dit: «
C'est sûrement l'attirail d'une sorcière ; je veux voir
si j'arrive à l'utiliser. » - Elle en était
là de ses réflexions quand un animal encorné
fit à grand vacarme irruption dans la chambre. « Mais
je n'ai pas encore commencé mes sortilèges »,
balbutia Tschuina.
« Mê.., mê... mê... plus », bêla
le bouc du marguillier. « Tiens, c'est toi! » répliqua-t-elle
dans un éclat de rire. « Eh bien, allons nous promener
de compagnie. » Elle cacha le bouc dans la forêt et,
quand elle vit le sacristain tout affolé qui courait de-ci
de-là, et qu'elle l'entendit se plaindre qu'on avait volé
son favori, elle lui dit en grand secret: « Pour deux doublons,
je puis te ramener ton compagnon. » Et devant le marguillier,
muet d'étonnement, elle fit le simulacre d'interroger les pièces
du jeu d'échecs. Un instant après, elle murmura : «
J'y suis ! Je vais contraindre le voleur à attacher l'animal
au bouleau qui est dans la carrière. » Le sacristain
retrouva donc son compagnon et, avec force louanges et remerciements,
paya le prix convenu. Alors la jeune fille se hâta d'envoyer
une partie de l'argent à sa sœur Eva.
Peu après Tschuina aperçut, dans un chemin creux, le
beau bœuf gras du meunier. Un habitant de la ville, nommé
Schlimm, que Tschuina connaissait, se glissa près de l'animal,
regarda à gauche et à droite si personne ne le voyait
et entraîna sans bruit la bête dans les taillis. Tschuina
aurait pu donner l'alarme, mais elle pensa : « Voilà
vingt doublons qui tombent dans mon escarcelle. » Bientôt
le meunier fit publier dans le village que son bœuf gras lui
avait été dérobé. Cette fois-ci, Tschuina
exerça ses talents en réfléchissant longuement.
Elle comprit que le voleur dépècerait aussitôt
l'animal afin de ne pas être attrapé. Tout à coup,
elle s'écria: « Gagnez la ville au plus tôt, à
cheval. Dans la maison près du pont vous retrouverez votre
bœuf. Mais hâtez-vous avant que le malandrin ne l'abatte.
» Ils partirent aussitôt en troupe et arrivèrent
au moment où le voleur aiguisait son couteau. Ils le lui arrachèrent
des mains, allèrent chercher les sergents et
ramenèrent le bœuf en triomphe à la maison. Tschuina
apporta à sa méchante sœur un doublon, mais elle
lui dit : « C'est là le dernier que je te donne. Si tu
en exiges davantage, je te transformerai en une corneille qui criera:
krâ... krà...krâ... »
La réputation de sorcellerie de Tschuina parvint au château.
Le bailli dit : « Nous allons mettre cette fille à l'épreuve.
Harnachez les chevaux et allez lui annoncer que mes couverts d'argent
ont disparu. Elle doit pouvoir désigner celui qui les a dérobés.
» Tschuina fut atterrée, mais le cocher la souleva, la
porta dans la voiture et l'emmena au château. Dans la grande
salle. le bailli fit servir à chaque convive une perdrix dans
un plat couvert, mais à Tschuina un crapaud rôti. Car
il voulait se rendre compte si elle avait le don de voir à
travers les plats. Toute confuse de se trouver en si brillante compagnie,
Tschuina baissa les yeux et soupira: « Oh! moi, pauvre crapaud!
» A l'ouïe de ces paroles, le bailli se tourna, étonné,
vers ses hôtes: « En vérité, elle a deviné
la supercherie; elle retrouvera sûrement mes couverts d'argent.
»
Tschuina s'agitait sur sa chaise, cherchant des yeux Nana qui faisait
partie de la domesticité et qui pourrait peut-être lui
venir en aide. Sur un signe du bailli, Nana apporta à sa sœur
une vraie perdrix. Comme la jeune fille tendait ses mains blanches
pour enlever le crapaud, Tschuina lui dit, sans penser à mal:
« Oh! sœurette, que tu as les doigts longs!» Nana
poussa un cri et laissa échapper ce qu'elle tenait. L'affreux
crapaud rôti frôla presque le visage du bailli. Nana avait
en effet volé des couverts d'argent, à tout le moins
quelques cuillers et fourchettes, et elle ne douta pas un instant
que sa sœur n'eût découvert ce larcin. Pâle
et tremblante, Nana demanda grâce, mais le bailli répliqua
: « Oh! je n’ai voulu que plaisanter; je ne savais même
pas qu'on m'avait dérobé quelque objet. Mais voler,
c'est voler. Qu'on l'enferme aussitôt ! » Il considéra
ensuite sévèrement Tschuina et lui dit: « Tu n'as
pas non plus la conscience tranquille, c'est pourquoi tu iras rejoindre
ta sœur. Mais, ajouta-t-il ironiquement, comme tu es sorcière,
je te permets de t'enfuir par le trou de la serrure... »
Le même soir, le geôlier amena aussi la méchante
Eva. Dans la crainte que sa sœur Tschuina ne la transforme en
corneille, elle s'était emparée du jeu d'échecs
et avait voulu, elle aussi, jouer à la sorcière. Mais,
en se démenant, elle s'approcha trop de la chandelle et son
tablier prit feu. Elle appela au secours et l'on découvrit
alors qu'elle essayait des sortilèges.
C'est ainsi que les trois filles d'Adam, le paysan, vécurent
en paix durant quatre semaines, jusqu'au jour où le compatissant
bailli les relâcha. Le châtiment les avait assagies, dit-on.
Elles rentrèrent à la maison et travaillèrent
dans la concorde, sans plus se regarder comme chien et chat.
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