Contes et légendes d'Europe
Provenant d'Espagne
Trois merveilles du monde
Qu'on s'imagine la situation d'une famille dont les
quatre fils prétendent la main de la même jeune fille
! Et celle-ci, belle comme le jour, n'aurait pu dire qui elle préférait,
de Manolo ou de Pépé, de Juan ou de Paco. Son extrême
jeunesse était peut-¬être la cause de son embarras.
Une fois, pourtant, le parfum d'une rose rouge qu'elle avait posée
sur ses genoux lui inspira une idée originale : « Allez
par le monde, dit-elle aux quatre jouvenceaux, et j'appartiendrai
¬ à qui me rapportera une des plus belles choses qui existent
sur terre.»
Il y a maintes merveilles dans le monde ; et il s'agissait, pour chacun
des frères rivaux, de découvrir la plus belle et de
remporter la victoire. Ils se séparèrent sur une colline.
Manolo, l'aîné, se dirigea vers le nord; Pépé,
à travers le désert, s'en alla à la rencontre
du soleil, et Juan porta ses pas vers le couchant. Quant à
Paco, le cadet, il se dit qu'il y avait eu autrefois, en Orient, des
choses
merveilleuses, et qu'il conviendrait de s'y rendre par mer.
Le voyage de l'aîné fut court. Au bout de quelques jours,
il atteignit une ville et, alors qu'il déambulait parmi des
gens affairés, quelqu'un le saisit par le bras et lui murmura:
« Suis-moi discrètement et tu trouveras la merveille
que tu désires. » L'étranger le conduisit, après
maints détours, dans une maison où ils virent un gigantesque
miroir qui recouvrait une paroi tout entière. Le jeune homme
pensa: « Mon père, qui a parcouru le monde, n'a jamais
vu un tel miroir. A propos, que fait-il en ce moment ? Comment se
porte-t-il ? Ses affaires marchent elles bien ? » Alors qu'il
se posait toutes ces questions, un scintillement se produisit à
la surface du miroir. Le père apparut et dit fort distinctement
: « Oui, c'est moi, et je me porte très bien!»
A peine Manolo était-il revenu de sa surprise que l'homme lui
proposa : « Sers-moi une demi-année et je te donnerai
un petit miroir qui jouira des mêmes propriétés.
N'est-ce pas là une merveille ? » Manolo accepta ces
conditions et servit l'étranger pendant six mois.
Pépé était parvenu, lui aussi, dans une ville.
Là, comme pour Manolo, un étranger le saisit par le
bras et lui fit voir un magnifique tapis qu'il déroula et étendit
sur le sol. « Achète-le, lui conseilla-t-il, car c'est
un tapis volant. N'est-ce pas là un objet merveilleux ? »
Ils s'assirent sur le tapis pour en faire l'essai, et, comme une flèche,
filèrent sur Constantinople et Bagdad. Le tapis était,
il est vrai, horriblement cher, mais Pépé par bonheur
avait assez d'argent sur lui. Il l'acheta donc et vogua avec ravissement
dans les airs.
Juan, le troisième, arriva dans une ville un jour de marché.
Ou entendait de tous côtés le piaillement des volailles
et cela sentait bon les fruits mûrs. Partout les vendeurs exposaient
leur marchandise et Joan s'arrêta devant un étalage de
pommes qui lui dirent en clignant des yeux: « Achète-nous,
achète-nous donc!» La marchande, une paysanne, prit le
jeune homme à l'écart et lui murmura : « Ce sont
là des pommes comme on n'en voit nulle part. Il suffit à
un malade d'y mordre pour être aussitôt guéri.
Mes pommes sont certainement la merveille que tu cherches. »
« Oh ! donne-m'en une, supplia Juan, une seule, toi qui en as
une centaine, et je ramènerai ta charrette à la ferme.
» La paysanne y consentit.
Quand le temps fut venu, les trois frères se rencontrèrent
sur la colline où ils s'étaient séparés.
Seul Paco, le plus jeune, n'était pas encore là. Manolo
sortit alors son petit miroir, l'agita, et voici que Paco y apparut
et dit : « Ne m'attendez pas, car ce que j'apporte est lourd
et je n'avance que lentement. » Finalement, Manolo eut l'idée
de regarder dans son miroir ce qui se passait à la maison.
Il agita de nouveau le miroir et celui-ci brilla clair dans le soleil.
Mais que virent-ils ? Hélas ! dans un lit blanc gisait la jeune
fille, malade à mourir, la belle enfant pour qui ils s'étaient
mis en quête de merveilles. Et c'est leur propre père
qui, par le truchement du miroir, les suppliait: « Revenez,
mes
enfants, elle se meurt! » C'était le moment ou jamais
pour Pépé d'utiliser son tapis volant. Il l'étendit.
Tous trois y prirent place et Juan tira la pomme de sa poche. Le carrosse
aérien fila comme une flèche et les amena à destination.
La jeune fille goûta la pomme et fut aussitôt guérie.
« Je vous rends grâce, dit-elle, mais je ne puis prendre
pour mari aucun de vous, car vous prétendez tous les trois
que c'est à votre merveille que je dois la vie : le miroir
qui vous a appris que j'étais malade, le tapis qui vous a si
rapidement transportés et la pomme à laquelle je viens
de mordre. »
Paco arriva enfin tout essoufflé car il rapportait d'Orient
un très beau rosier. Et c'est dans le parfum enivrant des roses
que la jolie fille embrassa le plus jeune des quatre frères
et qu'elle dit en souriant: « Une seule de ces roses est la
plus magnifique des merveilles... et d'ailleurs, c'est Paco que j'ai
toujours le mieux aimé ! »
On pensera qu'elle aurait bien pu le dire tout de suite. Oui, mais,
dans ce cas, que serait devenu notre conte ?
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