Contes et légendes d'Europe
Provenant d'Irlande
Petit-Dé
Petit-Dé habitait tout au fond du val d'Acherloo,
dans la contrée qui s'étend entre les pâturages
et le marais. Il devait son surnom à la petite campanule bleue
en forme de dé qu'il portait à l'extrémité
d'un long chaume planté sur son bonnet, et qui sonnait clair
dans le vent. De son métier, Petit-Dé était vannier
et tresseur de paille. Comme il avait un heureux caractère,
il chantait tout en confectionnant des objets qu'il décorait
ensuite tels des œufs de Pâques. Et, le soir, il faisait
le tour des fermes et offrait sa marchandise aux paysans. Mais les
jeunes filles le fuyaient car le pauvre garçon était
bossu. Cette infirmité faisait jaser les gens qui murmuraient
que Petit-Dé pouvait bien avoir conclu un pacte avec les méchants
esprits et insinuaient même qu'il préparait des breuvages
maléfiques. Jerne, l'orgueilleuse fille d'un paysan, était
la plus acharnée. Chaque fois qu'elle le rencontrait, elle
lui disait: « Ote-toi de mon chemin, tu es si laid que tu me
rends malade ! » Une fois, Petit-Dé, qui n'avait vendu
qu'un seul chapeau de paille, se sentit fort mélancolique.
C'était bien tard et il devait rapporter toute sa marchandise
à la maison. La route était longue et la charge pesait
lourdement sur sa bosse. Il déposa son fardeau au pied d'une
colline et, vaincu par la fatigue, s'étendit dans l'herbe.
Le sommeil le gagna alors qu'il regardait tristement la lune. Mais
à peine avait-il fermé ses paupières que des
voix mélodieuses se firent entendre, pareilles aux sons de
la harpe. D'où provenait ce chant si doux ? Il semblait sortir
dé la colline et Petit-Dé perçut nettement, à
deux reprises, ces mots: « Lune d'or sur les vagues d'argent...
» II se leva et prêta l'oreille, partagé entre
l'étonnement et la crainte. « Bien sûr, pensa-¬t-il,
je me suis adossé à la colline aux elfes, et comme il
est minuit, les lutins dansent leur ronde. »
Un instant après, la mélodie retentit de nouveau. «
N'en savent-ils pas plus long?» se dit Petit-Dé qui était
tout oreilles. Puis il se mit à chanter doucement avec eux:
« Lune d'or sur les vagues d'argent. » et il poursuivit
avec ferveur alors que le chœur souterrain s'interrompait : «
Belle, tu vogues au firmament. »
La colline devint tout à coup silencieuse. Les brins d'herbe
et les feuilles s'immobilisèrent. On eût dit que les
elfes, surpris, retenaient leur souffle. Puis une trappe, dissimulée
sous la verdure, grinça et livra passage aux lutins qui, jolis
comme des angelots, dansaient, chuchotaient, pépiaient. Frappant
des mains, ils entourèrent Petit-Dé en poussant des
cris de joie : « Grâce à toi, le chant est maintenant
deux fois plus long et mille fois plus beau ! » Et sans qu'il
pût se défendre, ils l'entraînèrent à
l'intérieur de la colline. « Laisse-nous t'examiner,
lui dirent-ils en riant. Qu'as-tu là pour une bosse? Une, deux,
trois : la voilà partie. Que portes-tu là pour un habit
déchiré ? Une, deux, trois : te voici revêtu d'un
pourpoint resplendissant. Tu ne possèdes qu'une misérable
chaumière dans le val d'Acherloo ? Une, deux, trois : voici
pour toi une jolie maisonnette avec une vache et un petit chien joueur
qui t'accueillera en aboyant. » Pour finir, ils entonnèrent
encore une fois leur fameux refrain. Petit-Dé se mit à
bâiller. Mais comme il ne voulait pas s'assoupir et être
contraint de rester dans la colline aux elfes, il se secoua... et
s'éveilla. Car il s'était endormi et avait rêvé
toutes ces merveilles.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand
Petit-Dé ouvrit les yeux. Une larme de regret
lui coula le long de la joue. Mais c'était si beau, même
en rêve, d'être débarrassé de sa bosse qu'il
se sentit, malgré tout, frais et dispos. Il abaissa son regard
et, à sa grande surprise, se vit revêtu du splendide,
pourpoint que les elfes lui avaient donné. Il se tâta
le dos: ô miracle! sa bosse avait disparu. Eperdu de reconnaissance,
le jeune homme s'écria : «Merci du fond du cœur,
chers petits lutins! »
Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit
que les elfes avaient transformé le vannier, et chacun trouva
que l'heureux Petit-Dé avait mérité ce bonheur.
Seule Jerne, l'orgueilleuse, ne partagea pas la joie générale.
Jaune d'envie, elle affirma : « Le drôle a menti, c'est
le diable qui lui
est venu en aide ; j'irai le dire aux elfes. » Vers minuit,
elle se glissa près de la colline et attendit avec impatience
la ronde des lutins. Les elfes chantaient, comme la veille :
« Lune d'or sur les vagues d'argent, Lune d'or sur les vagues
d'argent. »
Jerne unit sa voix aux leurs, puis ajouta :
« Mais je crois que Petit-Dé ment. » « Qui
trouble notre chant ? » s'écrièrent les elfes.
Quittant aussitôt la colline, ils entourèrent la méchante
Jerne. Mais cette fois, ce n'était plus une ronde joyeuse.
Sans lui laisser le temps de s'expliquer, ils entraînèrent
la jalouse dans leur demeure souterraine. La bosse était dans
un bocal de verre. Ils la prirent et la fixèrent dans le dos
de Jerne, entre les épaules. Puis ils poussèrent la
jeune fille vers la porte et la chassèrent. Et c'est en pleurant
amèrement qu'elle rentra à la maison. - Dès lors,
Petit-Dé fit de bonnes affaires. Tout le monde l'aimait. Au
cours de ses tournées, quand il allait de porte en porte, offrant
ses paniers et ses chapeaux, et qu'il passait chez Jerne, il la consolait
en disant : « Prends patience i Je t'apprendrai un jour un beau
refrain afin que les elfes aient pitié de toi et te délivrent
de ta bosse. »
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