Contes et légendes d'Europe
Provenant de Hongrie
La poupée de Sgödi
Trois fillettes du village de Sgödi, la fille du
charpentier, celle du tailleur et celle du magicien mirent le nez
à la fenêtre, virent les grosses gouttes s'écraser
sur le sol et se demandèrent comment elles allaient passer
ce jour de pluie. La fille du charpentier proposa : « J'irai
sous le vieux tilleul, je couperai une branche, je la taillerai et
j'en ferai une poupée!» - «Bonne idée, renchérit
la fille du tailleur, et que ce soit un petit bonhomme. Je coudrai
un bel habit pour lui et l'en revêtirai. » La troisième
réfléchit longuement: « Et moi, dit-elle enfin,
j'irai chercher la baguette magique de mon père et donnerai
vie à cette poupée. » Elles se mirent aussitôt
à l'œuvre. La branche fut détachée du tronc,
écorcée et sculptée. Elles en firent un ravissant
bonhomme avec des yeux faits de deux raisins de Corinthe et une rangée
de têtes d'épingles rouges plantées dans le bois
en guise de bouche. Rien n'y manqua, nez et oreilles, ni même
la pomme d'Adam... La petite couturière prépara son
aiguille. Dans un chiffon, on tailla une mignonne culotte de toile
blanche. On borda le frac de soie verte d'une bande de fourrure et
on garnit le petit chapeau d'une plume de duvet.
Finalement, la fille du magicien arriva et s'écria en brandissant
le bâton magique de son père: « Dans un instant,
le petit homme bougera. »
- Les trois fillettes retinrent leur souffle, cependant que la baguette
magique touchait la poupée. On entendit un léger grésillement
semblable à celui d'un feu qu'on allume. Et le bonhomme de
bois commença à se mouvoir, étira ses membres,
se dressa lentement puis bondit sur les genoux de la fille du tailleur.
« Bonjour, Mesdemoiselles », dit-il gentiment. Les trois
fillettes poussèrent un cri de surprise. Alors le minuscule
bonhomme s'inclina si bas que les pans de son frac voltigèrent.
Il souleva poliment son chapeau et se montra si aimable que les trois
enfants s'habituèrent aussitôt à sa présence.
La fille du magicien demanda: «Comment t'appelles-tu?»
- « Branche de tilleul! » répondit-il d'une voix
claire. « Et à qui appartiendras-tu ? » s'enquit
la fille du charpentier. « A vous trois, aussi longtemps que
vous vivrez en bonne intelligence. »
A l'instant, elles convinrent que Branche de tilleul passerait une
semaine dans la famille du charpentier. La deuxième semaine,
il serait l'hôte du tailleur, la troisième celui du magicien.
Les enfants vécurent des heures délicieuses en sa compagnie.
On riait, on plaisantait à journée faite. Branche de
tilleul était aussi bon acrobate qu'adroit danseur de corde.
Les fillettes le serraient sur leur cœur, le cajolaient et l'embrassaient
à qui mieux mieux. L'une le baigna, quand cela fut nécessaire,
une autre le peigna et la troisième brossa ses habits. Le soir,
à l'heure du couvre-feu, il se laissait border dans un petit
lit qu'on balançait doucement, et chacune lui chantait une
berceuse. Les papas des fillettes furent enchantés car le petit
bonhomme devint bientôt un vrai lutin qui aida le charpentier
en rabotant avec ardeur, le tailleur en cousant deux fois plus vite
que lui, et le magicien qui put rester tranquillement assis dans son
fauteuil, car Branche de tilleul exerçait la magie beaucoup
mieux que lui. Bref, il se montrait en toute circonstance un joyeux
compère et n'était jamais ni grognon ni maussade. Cette
vie merveilleuse aurait pu durer longtemps si la fille du tailleur,
volontiers querelleuse, n'avait affirmé un jour : « C'est
moi que Branche de tilleul aime le mieux ! » Mais la fille du
charpentier répliqua aussitôt : « Non, c'est moi
qu'il préfère. Ne l*ai-je pas créé avec
du bois, n'a-t-il pas dans la bouche les têtes de mes épingles
et ses yeux bruns ne viennent-ils pas de mes raisins de Corinthe ?
» A son tour, la petite magicienne, piquée au, vif, s'écria:
a Et qui lui a donné la vie ?:» Mais la fille du tailleur
trancha: « Ta ta ta... c'est sur mes genoux qu'il a sauté
et non sur les vôtres. » Et, repoussant ses compagnes,
elle prit Branche de tilleul dans ses bras comme elle l'aurait fait
avec un petit chat. Alors les deux autres fillettes, furieuses, la
saisirent aux cheveux et l'arrachèrent de sa chaise. Ce fut
une vraie bataille. On se griffa et se mordit si bellement que le
petit bonhomme, épouvanté, se réfugia sur le
miroir suspendu à la paroi et versa des larmes amères,
car il souffrait dans son cœur d'être la cause d'une si
méchante querelle.
Sur ces entrefaites, le charpentier, alerté par le bruit, arriva
pour prêter main forte à sa fille. « Prenez la
porte ! cria-t-il aux autres, Branche de tilleul est mon compagnon!
» Mais déjà le tailleur accourait en brandissant
ses ciseaux. Il hurla : « Le petit bonhomme m'appartient, il
est en apprentissage chez moi. » Le magicien, lui aussi, revendiquait
Branche de tilleul. Par précaution, il avait amené avec
lui des voisins armés. En les voyant, le charpentier et le
tailleur appelèrent également à leur aide des
hommes munis de piques, de glaives, de hallebardes, si bien que trois
troupes en armes se trouvèrent face à face. La plupart
des hommes avaient même apporté des vivres pour trois
jours car on pensait que la lutte serait longue.
La bataille devait avoir lieu sous le vieux tilleul qui avait fourni
la branche. Mais, dès que le signal fut donné, un éclair
tomba du ciel et frappa l’arbre qui se fendit. D'un bond géant,
le petit bonhomme sauta par-dessus les tètes de centaines d'hommes
et disparut dans la fente béante qui, aussitôt, se referma
sur lui. Les guerriers, stupéfaits, ouvrirent de grands yeux,
puis déposèrent les armes en disant : « Puisque
Branche de tilleul est parti, il n'y a plus de bataille qui tienne
! ... » et ils poussèrent un soupir de soulagement. Mais
les trois fillettes déplorèrent la perte du gentil compagnon
de leurs jeux et projetèrent de tailler plus tard pour chacune
un autre petit bonhomme afin de ne plus jamais se quereller.
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