Contes et légendes d'Europe
Provenant de Hollande
La reine des tulipes
Le riche négociant Busbeck, qui voyageait sur
mer avec son navire, avait promis à sa femme de lui rapporter,
d'Orient, un magnifique cadeau. En Turquie, il vit un tapis avec de
splendides fleurs tissées. II acquit cette merveille pour mille
florins. Cela faisait à vrai dire beaucoup d'argent, mais notre
homme ne le regrettait pas. Peu après, alors qu'il se promenait
sur le marché, Busbeck avisa un jardinier qui vendait des fleurs.
Il fut surpris de retrouver, dans les pots de terre du marchand, des
fleurs qui ressemblaient étonnamment à celles de son
tapis. En effet, de chaque pot émergeaient de hautes tiges
avec des corolles multicolores, blanches, rouges, bleues, jaunes,
qui brillaient au soleil comme des feux dans la nuit.
Enthousiasmé par ces étranges plantes, Busbeck s'écria:
« Cette fleur est vraiment la plus belle chose qui soit au monde
! » Le jardinier renchérit : « Oui, seigneur, c'est
la reine des tulipes. Regardez-la bien!» Puis, par trois fois,
il caressa la plante très légèrement de la main
et dit
mystérieusement: « Approchez votre oreille de la fleur,
elle vous parlera! » Busbeck crut rêver, car il vit la
fleur prendre tout à coup l'apparence d'une reine qui avait
la stature d'une poupée. Un petit manteau de cour revêtait
la tige. Plus haut souriait un mignon visage, et ce qui formait auparavant
la corolle s'était changé en une couronne royale.
Alors la reine des tulipes lui dit en hollandais : « Seigneur,
je t'accompagnerai dans ta patrie et te procurerai toutes les joies
que je pourrai. » Mais quand le négociant fut revenu
de sa surprise, il ne vit plus, devant lui, qu'une fleur comme les
autres, immobile et muette. Emerveillé par le souvenir de ce
qu'il avait vu, Busbeck sentit germer dans son cœur un tendre
amour pour cette fleur si charmante. Il acheta le pot et l'emporta
sans tarder, de peur que le jardinier ne revint sur le marché
conclu. En toute hâte, il se dirigea vers son navire,
qui était déjà chargé de marchandises,
et ordonna au capitaine de lever l'ancre et de cingler vers la Hollande
aussi vite que les vents le lui permettraient. Dans sa cabine, il
fixa le tapis à la paroi et,
au-dessous, posa la tulipe sur une petite table, ce qui donna à
la chambrette l'aspect d'un jardin flottant en pleine mer. Les vents
qui gonflaient les voiles ne s'acquittèrent que trop bien de
leur office. Peu à peu le ciel s'assombrit et se couvrit de
nuages menaçants. De grosses vagues s'élevèrent
et secouèrent violemment le navire. Le grand mât se brisa.
Une énorme lame balaya le pont, emportant tout ce qui n'était
pas rivé ou cloué. Il devint bientôt évident
que le beau navire et sa riche cargaison étaient perdus. Finalement,
l'équipage parvint à mettre une chaloupe à la
mer. Parmi les rescapés se trouvait Busbeck devenu, du fait
de ce désastre, pauvre comme un rat d'église. Mais loin
de se plaindre, le négociant pensait : « Du moins ai-je
réussi à sauver du naufrage le cadeau destiné
à ma femme, c'est-à-dire le tapis et la reine des tulipes.
Grâces en soient rendues à Dieu ! »
Rentré dans sa patrie, Busbeck fit le compte de ses pertes.
Ii lui restait un peu d'argent et une maisonnette dans un endroit
solitaire. Le marchand et sa femme louèrent une barque pour
s'en aller chez eux. Et lorsque le tapis orna la chambre, et que la
reine des tulipes fut placée entre les
doubles - fenêtres, ils furent d'accord pour déclarer
: « Ces fleurs sont nos enfants ; elles font toute notre joie
! » Et Busbeck ajoutait: « Il me semble que la reine des
tulipes comprend notre langage et converse avec nous ! »
« Oh! oui, approuvait son épouse, la reine nous dit qu'elle
est heureuse parce que nous l'aimons. »
Les années passèrent. Busbeck devint un vieillard chenu
et sa femme une petite vieille ratatinée. Mais la reine des
tulipes, dans sa robe multicolore, fleurissait toujours, et c'était
une merveille.
Une nuit d'hiver, alors que la tempête soulevait des tourbillons
de neige, les deux vieux époux s'endormirent de leur dernier
sommeil. Au moment où, la main dans la main, ils entraient
dans l'éternité, la tulipe - que ne l'eussent-¬ils
vue ! - reprit, comme autrefois en Turquie, une forme humaine, celle
d'une reine vivante. « Réveillez-vous, levez-vous et
fleurissez ! > ordonna-t-elle aux tulipes du tapis. Elles obéirent
immédiatement et formèrent un groupe de fleurs blanches
sur le plancher. Allant de l'une à l'autre, la reine leur distribua
ses couleurs jusqu'à ce qu'elle n'en eût plus. Bientôt
le sol se transforma en un parterre de fleurs qui, à travers
les parois, se répandirent tout autour dans la neige. La reine
baissa alors la tête et laissa tomber sa couronne pâlie,
qui s'effeuilla comme une fleur. Elle s'inclina à son tour,
doucement, puis gagna le Paradis pour y retrouver papa et maman Busbeck.
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