Les contes hindous
contes du Vampire
Comment l'ermite recouvra la jeunesse
Puis le noble roi Trivikramasena revint sur ses pas,
fit descendre le vampire de l'arbre simsapâ et, bien que celui-ci
eût assumé les formes les plus variées, il réussit
à le mettre sur son épaule et partit en silence avec
lui. Alors : « Vous vous engagez, Sire, dit le vampire, avec
une ténacité indomptable dans une entreprise impossible.
Je vais vous faire un récit apte à calmer votre fatigue.
Écoutez.»
Il était au pays du Kalinga une ville du nom de Sobhâvati;
comme la cité d'Indra au ciel, c'était le foyer des
hommes aux actes purs. Le gouvernement y était exercé
par le roi Pradyumna, connu pour son extrême énergie
et sa puissance, pareil en cela au dieu Pradyumna. Dans son royaume,
c'est dans les arcs - et non ailleurs - que les cordes se détendaient,
c'est sur les cymbales - et non ailleurs - que les doigts frappaient,
le mot ‘kali' ne servait qu'à désigner l'Age cosmique
de ce nom, les traits n'étaient acérés que dans
le domaine du savoir.
En un certain point de la cité, le roi avait octroyé
un fief brâhmanique, Yajnasthala, dans lequel vivaient des brâhmanes
en grand nombre. Là était un brâhmane du nom de
Yajnasoma, qui avait appris le Véda en son entier; c'était
un homme fort riche, qui entretenait le feu rituel et honorait les
divinités comme ses hôtes. Quand sa jeunesse fut révolue
et après qu'il eut formulé cent vœux, un fils naquit
enfin, à lui et à sa femme qui était du même
rang que lui. Doué de signes favorables, l'enfant grandit dans
la maison de son père jusqu'à ce qu'il fût âgé
de seize ans et qu'il eût surpassé tous les autres par
son savoir, ses bonnes manières et ses qualités en général.
Les prêtres lui conférèrent, selon les rites,
le nom de
Devasoma. Mais tout à coup il fut enlevé par la fièvre.
Un, fois mort, son père Yajnasoma et sa mère le tinrent
long temps dans leurs bras - tant étaient grands leur amour
et leur affliction, - sans laisser incinérer le corps.
Les brâhmanes âgés qui s'étaient rassemblés
chez Yajnasoma lui firent cette admonestation : « O brâhmane,
to qui connais la haute sagesse et la sagesse inférieure, ni
sais-tu pas que cette existence est un mirage, que la condition humaine
est fragile comme une bulle d'eau Les rois sur cette terre qui ont
empli le monde de leur armées, qui se sont amusés, entourés
de concubines gracieuses, se croyant immortels, roulant leurs corps
oint de santal sur des couches serties de joyaux, à l'intérieur
de pavillons enchanteurs, au son d'une musique mélodieuse,
- eh bien, eux aussi, un par un, ils sont allé; s'étendre
sur les bûchers funèbres dans les cimetières où
les morts sont escortés par les larmes des survivants ; ils
ont été dévorés par les flammes carnivores,
mutilés par les chacals ou bien encore réduits en poudre
par l'effet du temps. Personne ne saurait les en préserver.
Et qui dire de ceux qui ne sont pas des rois ? Toi qui es savant dis-nous
quel profit tu trouves à embrasser un mort ?
A la fin ses amis le persuadèrent, non sans efforts, de lâcher
son fils mort. Ils hissèrent celui-ci sur une civière
et, après avoir procédé aux préparatifs
funèbres, l’emmenèrent au lieu de la crémation,
suivis d'une foule de gens qui s'étaient réunis et qui
pleuraient devant ce malheur emplissant les airs de leurs gémissements.
Cependant, dans ce même cimetière, vivait un ascète
âgé, un Yogin de la secte des Pâsupatas, qui s'était
établi dans une petite hutte. Son corps était si émacié
par le poids excessif des ans et des mortifications que ses propres
veines avaient l'air de le maintenir enserré par peur qu'il
ne se rompît. Son nom était Vâmasiva. Avec les
poils blanchis de cendres qui couvraient son corps, avec les boucles
tressées de ses cheveux rouges comme l'éclair, on eût
dit un second Siva. Cet ascète avait près de lui un
disciple ayant fait vœu de vivre du produit de l'aumône
: c'était un fou et un méchant, un individu plein de
soi, bouffi de contemplations, de yoga et d'autres magies de cette
espèce. En même temps il était fatigué
des reproches qu'il recevait.
A ce moment, l'ascète venait justement d'entendre au dehors,
à quelque distance, les lamentations de la foule : «
Lève-toi, dit-il au disciple, va dehors et reviens en hâte
me dire d'où provient ce tumulte inouï dans le cimetière
! »
« Je n'irai point, répondit le disciple. Allez-y vous-¬même
; le temps de l'aumône est passé en ce qui me concerne.
»
« Malheur à toi, rétorqua son maître, fou
que tu es, adorateur de ton ventre! Il n'y a qu'une demi-veille de
la journée qui soit passée. Est-ce là le moment
de l'aumône pour toi ? »
« Malheur à vous aussi, reprit le disciple, créature
décrépite ! Je ne suis plus votre élève
; vous n'êtes plus mon maître. Je vais aller ailleurs.
Portez vous-même votre récipient ! »
Là-dessus il se leva et partit, laissant bâton et écuelle.
Souriant, l'ascète sortit de la hutte et se rendit à
l'endroit où avait été conduit le corps du jeune
brâhmane pour être incinéré. Quand le Yogin
vit l'être que la foule pleurait, ce corps à peine adolescent,
il prit la résolution de s'y introduire, lassé comme
il était de son grand âge. Il se dirigea en hâte
vers un lieu solitaire et, criant à gorge déployée,
se mit aussitôt à danser avec les gestes et les postures
appropriés. Puis l'ermite qui souhaitait rajeunir abandonna
aussitôt son corps et, par l'effet du Yoga pénétra
dans le cadavre de l'enfant. Et sur-le-champ le jeune brâhmane
ressuscitant se releva du bûcher déjà préparé
et se mit à bâiller.
Quand ses amis et tous les gens qui étaient là virent
ce spectacle, un cri monta au ciel : « Bénédiction
! Il est vivant, il est vivant. » Mais le maître en Yoga
qui s'était introduit dans le corps du jeune brâhmane,
se refusa rompre son vœu ; s'adressant à eux tous, il
leur dit mensongèrement : « Je viens de partir pour l'autre
monde mais Siva m'a rendu la vie en m'ordonnant de suivre aussitôt
l'observance des grands Pâsupatas. Il me faut donc, dès
maintenant, exécuter ce vœu et me retirer da la solitude.
Sinon, ma vie s'arrêtera de nouveau. Partez donc, je vais partir
moi aussi. »
Quand le moine eut instruit ainsi tous ceux qui étaie présents,
il les renvoya d'un air résolu, avec des sentiments mêlés
de joie et de chagrin. Puis il se rendit lui-même, vers un ravin
où il jeta sa vieille dépouille. Alors le grand maître
en Yoga, se tenant ferme à son vœu, rajeuni, prit le départ
pour quelque autre contrée.
Quand le vampire eut achevé l'histoire, cette nuit-là,
le long de la route, il s'adressa de nouveau au roi Trivikramasena
: « Sire, dites-moi pourquoi ce Prince des Yogins s'est mis
à pleurer, ensuite à danser quand il a eu revêtu
un corps nouveau? Je suis très curieux de le savoir. »
Entendant ces paroles du vampire et craignant d'être maudit,
le roi, ce sage parmi les sages, rompit son vœu de silence et
répondit : « Écoute. L'ermite a eu cette idée
dans l'esprit : `Ce corps avec lequel j'ai si longtemps grandi, qui
m'a permis d'accéder à la maîtrise magique, qui
a été dorloté par mes parents quand j'étais
tout enfant, je m'en vais l'abandonner maintenant' : et dans son malheur,
le vieil, ascète s'est mis à pleurer. Car il est difficile
de perdre l'amour qu'on a pour son propre corps. Mais après
il a dansé de joie se disant : `Je vais entrer dans un corps
nouveau et je réaliserai davantage'. Qui ne souhaite en effet
devenir jeune ! »
Quand le vampire eut entendu ces mots du roi, il quitta une fois de
plus l'épaule de ce dernier et, avec l'homme mort dans lequel
il était entré, il regagna l'arbre simsapâ. Le
roi se précipita à sa poursuite, redoublant d'efforts
pour le reprendre. Jusqu'à la fin des temps, la fermeté
d'âme des hommes courageux demeure inébranlable; elle
surpasse les montagnes qui traversent les continents'.
Haut de page