Les contes hindous
contes du Vampire
Comment moururent l'un après l'autre la femme, l'amant et le
mari.
Alors le roi Trivikramasena revint, prit le vampire
sur l'arbre simsapâ, le remit sur son épaule et partit.
Comme il marchait, le vampire, s'adressant de nouveau au roi : «
Écoutez, Sire : je vais vous narrer l'histoire d'un violent
amour. »
Il est une ville du nom de Visâlâ: elle est comme une
seconde cité d'Indra que le Créateur aurait établie
sur terre pour les hommes de bien tombés du ciel. Là
régnait jadis un roi glorieux nommé Padmanâbha,
joie des vertueux, triomphateur du roi Bali. Du temps de ce prince
de la terre vivait dans cette même ville un très grand
marchand nommé Arthadatta, qui surpassait en opulence le dieu
des Richesses. Il eut une fille du nom d'Anangamanjari, que le Créateur
avait présentée au monde terrestre comme étant
la réplique des nymphes du ciel. Le marchand la donna en mariage
au fils d'un excellent marchand résidant à Tâmralipti,
qui portait le nom de Manivarman. Mais, comme il aimait excessivement
cette fille Anangamanjari, son enfant unique, le marchand ne voulut
pas qu'elle quittât la maison et l'y garda avec son mari. Anangamanjari,
la femme au beau visage, haïssait son mari Manivarman comme le
malade déteste un médicament plein d'amertume. En revanche,
son époux l'aimait plus que sa vie même, comme le misérable
aime une richesse qu'il a péniblement gagnée et longtemps
amassée. Or, un jour, Manivarman, ayant envie de voir ses parents,
partit pour sa maison natale à Tâmralipti. Quelques jours
passèrent. La Saison torride survint, entravant le voyage des
absents par ces flèches acérées que sont les
rayons du soleil. Les vents soufflaient, chargés de l'odeur
des jasmins et des bignones : on eût dit les soupirs brûlants
qu'exhalent les Régions célestes quand elles sont séparées
de leur amant le Printemps. Les Poussières soulevées
en masse par le vent volaient au ciel, messagères qu'envoyait
la terre surchauffée pour implorer la venue des nuages de pluie.
Les journées passaient lentement, tels des voyageurs tourmentés
par la chaleur violente et qui aspirent à l'ombrage des arbres.
Éclairées par les pâles rayons de la lune, les
Nuits s'affaiblissaient à l'extrême, étant sevrées
de l'hiver qui donne le plaisir des étreintes profondes.
A cette époque, comme la fille du marchand, Anangamanjari,
blanche sous le fard du santal, jolie en sa mince robe de soie, se
tenait avec une amie intime à la fenêtre de l'étage
supérieur de sa maison, elle aperçut un jeune brâhmane
qui passait ; il s'appelait Kamalâkara et était le fils
d'un chapelain du roi. Il semblait l'Amour même qui, rené
de ses cendres, marche à la recherche de la Volupté.
Quand Kamalâkara, levant la tête, eut jeté les
yeux sur cette belle jeune femme qui semblait l'incarnation même
de la Lune, il fut empli de joie et se changea en un parterre de lotus.
Ces deux jeunes êtres, obéissant à un ordre puissant
de l'Amour, éprouvèrent en se regardant une fascination
extraordinaire l'un pour l'autre. Leur pudeur naturelle fut comme
déracinée par la passion qui s'était emparée
d'eux, emportée au loin par la tempête d'un amour violent
qui dispersait leurs sens. L'ami de Kamalâkara, qui l'accompagnait,
dès qu'il l'eut vu atteint de cette folie amoureuse, le ramena,
non sans difficulté, dans sa demeure.
Quant à Anangamanjari, elle s'enquit du nom du jeune homme,
puis rentra à pas lents dans sa chambre, avec son amie. Elle
était sans volonté. Pensant à son bien-aimé,
elle fut en proie à la fièvre d'amour, roulant sur sa
couche sans voir ni entendre quoi que ce fût.
Deux ou trois jours passèrent. Honteuse et tremblante, incapable
de supporter davantage la séparation qui l'affolait, maigre
et toute pâle, elle n'osait plus espérer une union irréalisable
avec son amant. Elle se résolut donc à mourir. Et, ses
suivantes étant endormies, elle sortit doucement, comme si
la Lune l'avait attirée de ses rayons projetés, tels
des doigts, à travers la fenêtre. Elle se rendit en direction
d'un bassin au pied d'un arbre, dans son jardin. Là, s'approchant
d'une statue de la déesse Candi, sa divinité héréditaire,
statue que son père avait érigée avec magnificence
: « Si, lui dit-elle, je n'ai pu obtenir pour époux en
cette vie Kamalâkara, ô déesse, qu'il soit mien
dans une autre existence ! » Quand la femme passionnée
eut prononcé ces mots devant la déesse, elle fit un
lacet avec sa robe et l'attacha sur l'arbre Asoka.
Le hasard voulut que son amie se réveillât à ce
moment et que, ne la voyant plus dans la chambre, elle allât
la chercher dans le jardin. Elle l'aperçut alors qui passait
le lacet autour de son cou; elle accourut en criant : « Arrête,
arrête ! » et trancha le nœud. Anangamanjari, observant
que son amie avait tranché le nœud, retomba à terre
dans un état d'extrême affliction. Son amie la réconforta,
l'interrogeant sur le motif de son chagrin. Elle raconta tout aussitôt
:
« Amie Mâlatikâ, ajouta-t-elle, étant sous
la dépendance de mes parents et de mon mari, il m'est impossible
de m'unir à mon bien-aimé. Aussi n'ai-je pas de plus
grande satisfaction que de mourir. » Et, en disant ces mots,
Anangamanjari, que brûlait le feu des flèches d'Amour
et que le désespoir subjuguait, s'évanouit.
« Hélas, s'écria Mâlatikâ, les ordres
du dieu Amour ne peuvent être transgressés. Mon amie
se moquait des autres femmes, de ces coquettes manquant de retenue.
Et la voilà réduite à cet état ! »
Tandis qu'elle se lamentait ainsi, Mâlatikâ, peu à
peu, ramenait à la vie Anangamanjari en l'éventant,
en l'aspergeant d'eau fraiche et en lui donnant d'autres soins encore.
Pour diminuer sa fièvre ardente, elle lui fit un lit de pétales
de lotus, en plaçant sur son cœur un collier aussi froid
que la neige.
Alors Anangamanjari, les yeux pleins de larmes : «Amie, dit-elle
à sa compagne, le collier et les autres soins que tu me donnes
ne calment pas la brûlure intérieure que je sens. Fais
en sorte que je sois vraiment apaisée ; tâche, par ton
habileté, que je sois unie à mon bien-aimé, si
tu veux que je vive. »
« Amie, reprit Mâlatikâ avec affection, la nuit
est maintenant presque à son terme. Mais tôt dans la
matinée je vais arranger un rendez-vous et faire venir ton
bien-aimé ici même. Reprends donc tes esprits et rentre
en ta chambre. »
Anangamanjari, satisfaite, retira le collier de son cou et le remit
à son amie à titre de gratification. Puis : «
Rentre aussi chez toi, dit-elle. Tu iras là-bas tôt dans
la matinée. Puisses-tu réussir ! » Et après
avoir laissé partir son amie, elle regagna sa chambre.
Le lendemain matin, son amie Mâlatikâ partait, sans que
personne la vît, pour la demeure de Kamalâkara. Allant
à sa recherche dans le jardin, elle l'aperçut au pied
d'un arbre. Il se roulait sur sa couche où les feuilles de
lotus étaient humides de santal. Brûlant du feu de l'amour,
il était réconforté par un de ses intimes qui
l'éventait avec des pétales de plantain. « Se
peut-il que l'amour l'ait réduit à cette condition,
du fait qu'il est séparé de cette femme ? » pensa-t-elle,
et elle se tenait là en cachette pour savoir ce qu'il en était.
Cependant l'ami de Kamalâkara lui disait : « Jette un
instant les yeux sur ce charmant jardin, ami : distrais ainsi ta pensée.
Ne te laisse pas aller au désespoir. »
A ces mots de son ami, le jeune brâhmane répondit : «
Ma pensée m'a été ravie par Anangamanjari, la
fille du marchand. Comment pourrais-je la distraire ? Mon esprit est
vide. Quand l'Amour a vu que mon cœur s'en était allé,
il a fait de moi un carquois pour ses flèches. Tâche
donc que j'obtienne cette fille, qui m'a dérobé mes
sens. »
Le jeune brâhmane avait parlé, et Mâlatikâ,
tout heureuse, ses doutes écartés, se montra : «
Heureux homme, dit-elle en s'avançant vers lui, Anangamanjari
m'a envoyée vers vous et je vous livre la teneur de son message,
dont le sens est assez clair : `Est-ce la loi d'un homme bien élevé
que de faire irruption ainsi dans le cœur d'une femme innocente,
de lui voler ses esprits et de partir ensuite clandestinement ? Chose
étrange, vous avez eu beau ravir le cœur de cette gracieuse
femme, elle n'en est pas moins prête à vous livrer son
cœur avec sa vie même. Jour et nuit elle se répand
en soupirs brûlants : ce sont les fumées du feu de l'amour
qui s'échappent de son cœur enflammé. Les larmes
qu'elle répand, assombries par le fard, tombent sans trêve,
telles des abeilles qu'attire le parfum de son visage, ce lotus. Si
vous le désirez, je vais vous dire comment faire pour le mieux
de vos intérêts à vous deux.
Mâlatikâ ayant ainsi expliqué, Kamalâkara
lui dit : « Noble dame, vos paroles me donnent de la crainte
en m'annonçant que ma bien-aimée est dans la souffrance;
mais elles me rassurent tout de même sur les sentiments qu'elle
éprouve à mon égard. Vous êtes notre seul
recours. Faites comme vous pensez qu'il faut faire. »
A ces paroles de Kamalâkara, Mâlatikâ répondit
ainsi : « Je vais cette nuit même emmener Anangamanjari,
en grand secret, dans le jardin de sa maison. Vous attendrez au dehors.
Puis je vous ferai passer à l'intérieur par un procédé
auquel j'aviserai. Ainsi vous vous rencontrerez selon vos souhaits.
» Le jeune brâhmane était dans la joie. Mâlatikâ
s'en alla, sa mission étant accomplie, et Anangamanjari apprit
d'elle des nouvelles qui la réjouirent pareillement.
Le Soleil disparut on ne sait où avec la lumière du
jour, comme s'il était amoureux de la nymphe du crépuscule.
Le Ciel, en mettant la lune dans la région orientale, ornait
son propre front, semblait-il, d'un grain de beauté. Les clairs
parterres de Nymphéas riaient joyeusement de leurs fleurs épanouies
comme des visages ; ils semblaient dire : « La Fortune a quitté
les lotus de jour et est passée à nous. »
Alors Kamalâkara, plein d'amour, fit sa toilette et sitôt
après, se dirigea impatiemment vers le portail qui menait au
jardin, dans la maison de sa bien-aimée. Pendant ce temps Mâlatikâ
trouva quelque expédient pour conduire au jardin Anangamanjari,
qui avait passé cette journée dans la peine. La faisant
asseoir au milieu d'un bocage de manguiers, elle sortit et alla chercher
Kamalâkara. Quand celui-ci arriva, il aperçut Anangamanjari
parmi les arbres à l'épais feuillage : il était
comme un voyageur qui voit un coin d'ombre.
Elle courut à lui. La violence de son amour lui enlevait toute
pudeur. Mettant tout de suite les bras à son cou, elle balbutia
: « Où vas-tu ? J'ai pris possession de toi »,
et sitôt après l'excès de la joie, pesant sur
sa respiration, en bloqua le cours : elle mourut, tombant à
terre comme une liane que le vent a brisée. Ah, comme les voies
de l'amour sont étranges et que funestes sont leurs effets
! Kamalâkara vit ce spectacle terrifiant comme un coup de tonnerre;
il prononça les mots: « Hélas, hélas, que
veut dire cela ? » et soudain tomba à terre, évanoui.
Reprenant ses sens après un moment, il souleva sa bien-aimée
sur son sein et poussa de grandes lamentations, tout en
l'embrassant et la baisant. Puis, violemment oppressé par le
poids extrême de la douleur, son cœur éclata d'un
craquement soudain.
Tandis que Mâlatikâ se lamentait sur ces deux amants,
la Nuit, voyant qu'ils avaient trouvé là le terme de
leurs vies, trouva elle aussi son terme, comme si la souffrance l'eût
fait périr. Le lendemain, avertis par les gardes du jardin,
leurs amis et parents à l'un et à l'autre accoururent
: ils étaient bouleversés, affolés de honte,
d'étonnement et de chagrin. Longtemps ils restèrent
là, ne sachant que faire, baissant la tête sous l'effet
de la dépression. Ah, quelle affliction, quelle cause de malheur
pour leur famille sont les femmes de mauvaise conduite !
A ce moment Manivarman, le mari d'Anangamanjari, revenait de chez
son père à Tâmralipti. Il avait le désir
ardent de voir sa femme. Quand il fut arrivé chez son beau-père
et qu'il eut appris ce qui s'était passé, il courut
au jardin, les yeux aveuglés de larmes. Voyant là sa
femme morte à côté d'un autre, cet homme plein
d'amour, brûlant du feu de la douleur, rendit l'âme à
son tour. Les gens (lui se trouvaient là poussèrent
des cris, faisant un grand tumulte. Tous les habitants de la ville
affluèrent, emplis de stupeur, en apprenant l'événement.
Alors la déesse Candi qui était proche de là
et que jadis le père d'Anangamanjari avait invitée à
descendre sur terre, fut implorée par son escorte divine :
« Déesse, ce marchand Arthadatta, qui a installé
votre image dans son jardin, a toujours été votre dévot.
Ayez pitié de lui dans le malheur qui le frappe !
Quand l'épouse aimée de Siva, refuge des êtres,
eut entendu ces paroles, elle ordonna que ces trois êtres revinssent
à la vie, mais libres de leur passion. Ainsi, par la faveur
de la déesse, tous trois, s'éveillant du sommeil sur-le-champ,
reparurent vivants, délivrés de leur amour. Constatant
ce miracle, le peuple entier fut dans la joie. Kamalâkara rentra
chez lui, la tête courbée de honte; et Arthadatta, emmenant
sa fille Anangamanjari qui était également honteuse,
s'en revint dans sa maison avec son gendre, afin de préparer
une fête.
Quand le vampire eut terminé l'histoire cette nuit-là,
sur le chemin, il posa une nouvelle question au roi Trivikramasena
: « Sire, dites-moi lequel de ces trois êtres qu'affolait
la passion a été le plus égaré ? Si, le
sachant, vous ne parlez point, vous serez maudit de la manière
que j'ai annoncée. »
Entendant ces mots du vampire, le roi répondit : « Il
me semble que c'est Manivarman qui a été le plus égaré
par la passion. Les deux autres étaient épris l'un de
l'autre, le temps avait porté à maturation leur état
amoureux, si bien qu'on peut aisément admettre qu'ils aient
perdu la vie. Mais Manivarman a été, lui, égayé
à un point extrême, pour que, ayant vu sa femme morte
par l'effet de son attachement à un autre homme, loin de s'en
irriter comme il fallait, il en soit mort de douleur, tant il avait
d'amour. »
Quand le roi eut ainsi parlé, le prince des vampires quitta
l'épaule du roi, regagna son repaire où le roi se remit
à le poursuivre.
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