Les contes hindous
contes du Vampire
Comment la fille du marchand s'éprit du voleur.
Alors le roi Tyivikramasena, arrivant à l'arbre
simsapâ, s'empara du vampire et le plaça sur son épaule.
Quand il se fut mis en marche, le vampire lui dit derechef : «
Sire, vous êtes fatigué. Je vais vous faire un récit
plein d'intérêt. Écoutez. »
Il est une ville du nom d'Ayodhyâ; c'était la capitale
de Visnu quand ce dieu armé de l'arc se fut incarné
en Râma, destructeur de la race des démons. Là
vivait jadis un roi puissant nommé Vïraketu, qui protégeait
la terre comme un rempart protège la cité. Durant son
règne il y avait dans cette ville un grand marchand, Ratnadatta,
chef de la corporation. Il eut de sa femme Nandayanti une fille nommée
Ratnavati, qu'il avait obtenue en implo¬rant la faveur divine.
Cette fille grandit, pleine d'esprit, dans la demeure de son père
; grandirent avec elle sa beauté, son charme, sa modestie,
toutes ses qualités innées.
Quand elle eut l'âge, non seulement de grands mar¬chands,
mais jusqu'à des princes la demandèrent en mariage à
son père. Mais elle avait horreur des hommes, au point qu'elle
eût refusé Indra lui-même pour époux ; elle
ne supportait pas d'entendre parler de mariage, se résolvant
plutôt à mourir. Dans sa tendresse pour elle, son père
se désolait en silence, et le bruit de sa conduite se répan¬dait
partout dans Ayodhyâ.
A cette époque tous les gens de la ville étaient sans
cesse en butte à des vols commis par des brigands. Un jour
ils se rassemblèrent et dirent au roi Vïraketu : «
Sire, nous sommes constamment les victimes de voleurs, chaque nuit,
et ne pouvons les découvrir. Que votre Majesté avise
à ce qu'il convient de faire. »
Ainsi informé par les citadins, le roi aposta des gardes de
nuit dissimulés tout autour de la ville, afin de rechercher
les brigands. Mais ils ne purent les trouver et la cité con¬tinua
à être pillée.
Or, une nuit, le roi en personne sortit subrepticement. Il était
seul, faisant les cent pas, l'arme à la main, quand il aperçut
un individu qui marchait le long du rempart d'un côté
de la ville. Ses mouvements étaient d'une sin¬gulière
agilité ; il posait le pied sans bruit et regardait der¬rière
lui à plusieurs reprises, roulant les yeux avec anxiété.
« Cet homme qui circule seul est certainement le voleur qui
pille ma cité», pensa le roi qui s'approcha de lui. Alors
le voleur, le voyant : « Qui es-tu ? » demanda-t-il au
roi. « Je suis un voleur », répondit le roi.
Et l'autre, le regardant : « Tu es pareil à moi, tu es
donc un ami. Viens chez moi, je te traiterai en ami. »
« Soit ! » repartit le roi qui se dirigea vers la maison
du voleur ; elle était à l'intérieur d'une forêt,
dans une caverne qu'on avait creusée. Elle regorgeait de tous
les instruments du plaisir et du luxe; des lampes flamboyantes l'éclairaient
; on eût dit un second royaume souterrain, échappant
au commandement du roi Bali.
Le roi entra; comme il prenait un siège, le voleur disparut
dans la salle du fond. A ce moment une esclave vint : « Seigneur,
dit-elle au roi, pourquoi êtes-vous entré dans cette
gueule de la Mort ? Cet homme est un grand voleur. Quand il sera sorti
de cette chambre, il vous fera du mal ; c'est un traître, je
vous le certifie. Partez d'ici en hâte. »
A ces mots le roi sortit rapidement, rentra dans la ville et, la nuit
même, mobilisa ses forces armées.
Quand les soldats furent équipés, il revint et bloqua
l'issue de la demeure souterraine du voleur avec ses troupes parmi
lesquelles résonnaient les instruments de musique. Sa maison
bloquée, le voleur comprit que son secret avait été
percé ; courageux comme il était, il sortit pour se
battre, résolu à mourir. Au cours du combat il déploya
une vaillance surhumaine; seul, armé d'une épée
et d'un bouclier, il tranchait les trompes des éléphants,
coupait les jambes des chevaux, arrachait les têtes des soldats.
Quand il eut détruit l'armée, le roi fonça sur
lui en personne : le roi, qui savait l'art de l'escrime, fit sauter,
d'un coup habile, l'épée de la main du voleur, puis
son poignard. Et quand celui-ci fut ainsi désarmé, le
roi, jetant son arme, entama un pugilat avec le voleur, le pré¬cipita
à terre et le captura vivant. Une fois ligoté, il l'emmena
dans la ville, s'empara de tous ses biens et donna des ordres pour
qu'on le mît à mort le lendemain par le supplice du pal.
Comme le voleur était conduit au lieu d'exécution, sous
le bruit des tambours, la fille du marchand Ratnavati l'aperçut
de son palais. Bien qu'il fût blessé et le corps couvert
de poussière, elle tomba éperdue d'amour, en le voyant,
et dit à son père Ratnadatta : « Je veux pour
époux cet homme que l'on conduit en ce moment même au
lieu d'exécution. Demande donc sa liberté au roi, père.
Autrement, je le suivrai dans la mort. »
A ces mots : « Que dis-tu ainsi, ma fille ? s'écria son
père. Toi qui jusqu'ici n'as accepté aucun prétendant,
fût-il doué de vertu et pareil au dieu à cinq
flèches, comment se peut-il que tu veuilles en mariage aujourd'hui
un infâme voleur ? »
Pourtant la fille ne changea pas dans sa détermination. Alors
le marchand se rendit en hâte auprès du roi et le supplia
de laisser la vie sauve au voleur, en échange de toute sa fortune.
Mais le roi refusa, même au prix de centaines de mil lions de
pièces d'or, de relâcher ce brigand qui avait mis à
sac toute la cité et qu'il avait capturé en hasardant
sa propre existence.
Le père rentra désappointé, et la fille du marchand
se prépara à suivre le voleur dans la mort ; ses amis
ne purent l'en empêcher. Elle prit un bain, monta sur le palanquin
et se rendit au lieu du supplice, suivie de son père, de sa
mère, des gens, qui tous pleuraient.
Cependant le voleur avait été mis sur le pal par les
bourreaux. La mort déjà s'approchait, quand il vit la
jeune fille arrivant avec ses amis. Apprenant des gens ce qui s'était
passé, il pleura d'abord un instant, ensuite il se mit à
rire. Puis il mourut sur le pal. La vertueuse fille du marchand prit
le corps du voleur qu'on avait retiré du pal, et avec lui elle
monta sur le bûcher funèbre.
A ce moment le Seigneur Bhairava, présent au cimetière
encore qu'invisible, clama du haut des airs : « Épouse
fidèle, je suis satisfait de ta dévotion à ce
mari que tu as librement choisi. Demande-moi une faveur. »
Elle alors, s'inclinant, choisit la faveur que voici : a Grand Dieu,
puisse mon père, qui n'a pas eu de fils, avoir cent fils, en
sorte qu'il cesse de renoncer à l'existence parce qu'il n'a
d'autre enfant que moi ! »
« Ton père, répondit le dieu à la femme
vertueuse, obtien¬dra donc cent fils. Mais choisis une seconde
faveur : une femme telle que toi, au courage si ferme, mérite
davan¬tage. »
« Si le Seigneur, dit-elle, veut m'être agréable,
qu'il fasse revivre mon époux et que celui-ci soit désormais
fidèle à la loi morale ! »
Alors 1e dieu Sarva, qui se tenait au ciel sous une forme invisible
: « Qu'il en soit ainsi ! Ton époux va se relever vivant
; il sera fidèle à la loi morale et le roi Viraketu
sera content de lui. » Et aussitôt le voleur ressuscita,
le corps exempt de blessures.
Le marchand Ratnadatta fut étonné et ravi tout à
la fois. Avec sa fille Ratnavati et son gendre le voleur, avec ses
amis tout joyeux il regagna son palais et, comme il avait reçu
du dieu la faveur d'avoir des fils, il organisa une fête conforme
à sa félicité. Le roi Viraketu avait appris l'événement
; satisfait, il fit venir le voleur au fier courage et le nomma commandant
de l'armée. Sur quoi, abandon¬nant son ancien métier,
le voleur célébra son mariage avec la fille du marchand;
honoré par le roi, il demeura depuis lors dans le droit chemin.
Quand le vampire, perché sur l'épaule du roi Tyivikyamasena,
eut fait ce récit, il posa au roi la question suivante après
l'avoir menacé de la malédiction antérieurement
pro¬férée : « Dites-moi, Sire, quand le voleur
empalé eut aperçu la fille du marchand qui arrivait
là avec son père, il s'est mis à pleurer d'abord,
puis il a éclaté de rire : Pourquoi ? »
Le roi répondit :
« Il pleurait de chagrin, n'ayant
pu payer la dette de reconnaissance qu'il avait envers le marchand
qui avait été pour lui amical au-delà de toute
expression. Et il riait d'étonnement à voir cette fille,
qui avait refusé des prétendants Princiers, tomber amoureuse
de lui : `comme le cœur des femmes est étrange, pensait-il.
»
Quand le roi eut parlé, le vampire, maître en magie,
quitta l'épaule du roi grâce à ses pouvoirs secrets
et retourna en son repaire, sur l'arbre. Et le roi l'y suivit comme
auparavant.
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