Les contes hindous
contes du Vampire
Comment le fils du brâhmane manqua d'acquérir
le pouvoir magique.
Alors, dans cette jungle funèbre du cimetière,
entourée des flammes des bûchers - tels des fantômes
carnivores dardant des langues de feu, - le roi Trivikramasena, l'indomptable,
s'en revint en pleine nuit vers l'arbre simsapâ.
A sa grande surprise il vit là de nombreux cadavres, de forme
identique, qui pendaient de l'arbre : ils avaient été
suscités par le vampire. « Eh bien, pensa le roi, que
signifie ceci ? Ce vampire me fait perdre mon temps avec sa magie.
Je ne sais plus lequel de ces corps je dois prendre maintenant. Si
la nuit passe avant que j'aie fini ma besogne, je monterai moi-même
sur le bûcher, car je ne souffre pas d'être tourné
en ridicule. »
Le vampire, comprenant l'intention du roi et satisfait de sa fermeté
d'âme, retira sa magie. Le roi ne vit plus dès lors qu'un
seul vampire logé dans un seul corps. Il gravit l'arbre, prit
le cadavre sur son épaule et se mit en marche comme auparavant.
Chemin faisant, le vampire lui dit : « Sire, il est merveilleux
que vous ne soyez point lassé. Écoutez donc l'histoire
que voici. »
Il est une ville du nom d'Ujjayinï, qui ne le cède qu'à
Bhogavati et à Amaravati. Le dieu Siva, ennemi du démon
Tripura, quand il eut été gagné par l'ascèse
si sévère de Gauri, l'élut pour sa résidence,
conquis comme il était par l'incomparable éminence de
ce site, qui offrait en surabondance ces plaisirs qu'on n'obtient
d'ordinaire que par une conduite sainte. En cette ville il n'y avait
de dur que les seins des gracieuses jeunes femmes, il n'y avait de
courbe que leurs sourcils, d'ondoyant que leurs regards, de ténébreux
que les nuits. Rien de tortueux, sinon dans les phrases précieuses
des poètes. L'ivresse n'existait que chez les éléphants
en rut. Les seuls objets froids y étaient la perle, le santal
et la lune.
Dans cette cité résidait jadis un brâhmane instruit
et riche, du nom de Devasvâmin. Ministre du roi Candraprabha,
il avait offert maints sacrifices. Le temps avait passé : un
fils lui était né, Candrasvâmin, lequel, devenu
grand, se voua à la passion du jeu, bien qu'il eût étudié
toutes les sciences.
Or, un jour, ce fils de brâhmane, Candrasvâmin, s'était
rendu dans une vaste salle de jeu afin de faire une partie. Les Calamités
rôdaient sans cesse autour du tripot, semblant se dire : «
Sur qui allons-nous maintenant jeter notre dévolu ? »
Elles avaient pour regards les boules semblables à des antilopes
noires. La salle résonnait du tumulte des joueurs qui se querellaient
: « Quel est, semblait-elle dire, l'homme auquel je pourrais
dérober sa fortune, quand bien même il serait le seigneur
d'Alakâ ? »
Il entra, jeta les dés avec les autres joueurs et perdit tout
ce qu'il avait, jusqu'à son vêtement, ainsi qu'une somme
d'argent qu'il avait empruntée. Comme on lui réclamait
cette somme incroyable et qu'il ne la donnait point, le tenancier
mit le grappin sur lui, le frappant à coups de bâton.
Le fils du brâhmane eut tout le corps marqué de meurtrissures;
il resta immobile comme une pierre, passant pour mort.
Après qu'il fut demeuré en cet état deux ou trois
jours, le tenancier dit, dans un mouvement de colère, aux joueurs
du tripot : « Il est pareil à une pierre et n'a plus
sa conscience. Emmenez-le quelque part, vers un puits aveugle, et
jetez-l'y. Je vous donnerai de l'argent. »
Il dit et les joueurs, prenant Candrasvâmin, le transportèrent
dans un bois éloigné, à la recherche d'un puits.
Là, l'un des joueurs, un homme d'âge, dit aux autres
: « Il est quasiment mort. A quoi bon le jeter dans un puits
? Laissons-le ici et nous dirons que nous l'avons jeté dans
le puits. »
Ils approuvèrent tous ce conseil. Alors les joueurs s'en revinrent
en laissant là Candrasvâmin. Celui-ci se releva et entra
dans un temple de Siva qui était vide. Reprenant un peu de
force, il se disait en son tourment : « Malheur à moi
! J'ai eu confiance en ces joueurs et j'ai été volé
par eux, qui ont usé d'artifices magiques. Où puis-je
aller dans cet état, nu, meurtri, plein de poussière
? Que diraient mon père, ma famille, mes amis en me voyant
? Je vais donc rester ici pour le moment. Je sortirai cette nuit et
verrai comment m'y prendre pour trouver à manger, afin d'apaiser
ma faim. »
Comme il réfléchissait ainsi, épuisé,
dénué de vêtements, le Soleil, rétrécissant
son éclat, quitta lui aussi son vêtement - c'est-à-dire
le ciel - et partit se coucher derrière la montagne occidentale.
Sur ces entrefaites arriva un ascète Pâsupata, le corps
enduit de cendres, les cheveux noués, un trident à la
main, tel un second Siva. Apercevant Candrasvâmin : «
Qui es-tu ? » lui dit-il. Et Candrasvâmin, s'inclinant
devant lui, lui narra son histoire. L'ascète alors : «
Tu es arrivé à mon ermitage, épuisé de
faim, tel un hôte qu'on n'attendait pas. Lève-toi, baigne-toi
et accepte une part du produit de mon aumône. »
Candrasvâmin répondit au religieux: « Je suis brâhmane,
ô révérend. Comment puis-je manger de la nourriture
provenant de votre aumône ? »
A ces mots, le religieux au cœur hospitalier, possesseur de pouvoirs
magiques, pénétra dans sa hutte et évoqua la
Science particulière qui exauce les vœux. Ainsi évoquée,
la Science apparut : « Que puis-je faire ? », dit-elle.
« Exécute les rites d'hospitalité pour l'hôte
que voici », reprit-il. La Science acquiesça et Candrasvâmin,
à son vif étonnement, vit surgir une ville dorée,
avec un parc et des femmes qui formaient un groupe. Ces femmes gracieuses
s'approchèrent de lui et : « Levez-vous, lui dirent-elles,
noble seigneur, venez vous baigner, manger et oublier votre lassitude.
»
Le menant à l'intérieur, elles lui donnèrent
un bain et le frottèrent d'onguents. On lui remit de beaux
vêtements, on le transporta vers une autre résidence
magnifique. Là, le brâhmane vit une jeune femme qui paraissait
être le chef du groupe. Belle en toutes les parties de son corps,
elle avait été faite, semble-t-il, par le Créateur
curieux de voir ce qu'il pourrait réaliser de mieux. Elle se
leva avec empressement, le fit asseoir sur le même siège
qu'elle. En sa compagnie il goûta une nourriture céleste,
mangeant avec délices des noix de bétel l assaisonnées
des cinq fruits. La nuit venue, étendu sur le sofa, il savoura
les joies du commerce charnel.
Le lendemain matin à son réveil il ne vit là
que le temple de Siva. Plus de femme céleste avec ses suivantes,
plus de cité. Alors l'ascète, sortant de la hutte, le
visage souriant, lui demanda s'il avait passé une nuit agréable.
Candrasvâmin décontenancé lui dit : «Révérend,
j'ai passé une nuit heureuse grâce à vous. Mais
maintenant je cesserai de vivre si je dois être privé
de cette femme céleste. »
Alors l'ascète, riant, lui dit - car il était compatissant
: « Demeure ici! Il t'adviendra la même chose cette nuit
encore. »
Candrasvâmin accepta de rester, et grâce à l'ermite,
chaque nuit, il eut la même expérience et les mêmes
jouissances. Peu à peu il comprit que l'ascète disposait
d'un pouvoir magique considérable. Poussé par le destin,
il chercha à gagner la faveur du grand ascète et lui
fit cette requête : « O révérend, si vous
avez vraiment pitié de moi qui suis venu sous votre protection,
conférez-moi ce savoir magique dont la puissance est si grande.
»
Comme il insistait, l'ascète répondit : « Tu ne
peux atteindre cette science, car on l'obtient étant dans l'eau
: pendant que l'initié murmure rapidement une formule, la science
projette un réseau d'illusions afin d'égarer son entendement,
si bien qu'il ne parvient jamais au succès final. En effet,
il se voit en train de renaître, il se voit ensuite enfant,
jeune homme, homme marié; enfin un fils lui naît. Il
est dans l'égarement, qui engendre l'erreur, il se dit un tel
est mon ami, tel autre mon ennemi, il ne se souvient plus de cette
existence-ci, ni de l'acte qu'il a entrepris pour acquérir
le pouvoir magique. Au contraire, quiconque, à l'âge
de vingt-quatre ans, a été éveillé par
le savoir magique d'un bon maître, qui se souvient de son existence
en comprenant qu'il a été victime d'une illusion et
qui, en homme courageux, entre dans le feu tout en demeurant sous
l'empire de cette illusion, celui-là obtiendra la science magique
; une fois sorti de l'eau, il sera témoin de la Réalité
suprême. Si ce savoir magique ne réussit pas pour tel
ou tel élève, il est également perdu pour le
maître : c'est qu'il l'a conféré à quelqu'un
qui n'en était pas digne. Or, tu atteins les fruits que tu
souhaites par le seul effet de ma maîtrise en ce savoir. Pourquoi
donc t'obstiner ? Tâche que ma maîtrise ne se perde point,
sinon les effets en seraient perdus pour toi aussi. »
L'ascète avait parlé, mais Candrasvâmin insista
encore : « Je saurai tout faire, n'aie pas peur. » Alors
l'ascète consentit à lui conférer la science.
Que ne font pas les hommes de bien pour faire plaisir à ceux
qui recourent à eux ? Le Pâsupata le conduisit au bord
de la rivière et lui dit :
« Mon fils, lorsque, après avoir répété
la formule, tu verras l'illusion, alors je t'éveillerai grâce
au pouvoir magique et tu entreras dans le feu engendré par
l'illusion. Quant à moi, je resterai tout ce temps au bord
de la rivière pour t'aider. »
Le grand religieux à l'âme pure fit donc réciter
à Candrasvâmin, de manière correcte, la formule
magique;
Candrasvâmin lui-même était pur et s'était
rincé la bouche. Là-dessus Candrasvâmin, ayant
incliné la tête en signe d'hommage, plongea résolument
dans la rivière, tandis que son maître se tenait sur
la berge. Mais comme il murmurait dans l'eau la formule, il eut l'esprit
égaré par l'illusion génératrice d'erreur
; il oublia toute son existence. Il se crut renaître en personne,
mais dans une autre ville, comme fils d'un certain brâhmane
; il se vit grandir peu à peu ; il recevait l'initiation brahmanique,
étudiait les disciplines, prenait femme ensuite, s'absorbant
dans les peines et les joies propres à cet état. Plus
tard un fils lui naissait et il demeurait ainsi, asservi par son affection
pour ce fils, s'adonnant à diverses occupations, s'amusant
avec ses parents et ses amis.
Pendant qu'il vivait ainsi une autre existence illusoire, son maître
l'ascète mit en œuvre la formule destinée à
le réveiller au moment voulu. De fait, il fut réveillé
sur-le-¬champ par la formule ainsi mise en œuvre : il se
souvint de son maître et de lui-même et comprit que tout
cela avait été l'effet d'une illusion. Il se prépara
à entrer dans le feu afin d'obtenir le fruit que son savoir
magique devait lui assurer. Des personnes âgées, confidents,
maîtres ou familiers, tentèrent de l'en dissuader, ils
eurent beau l'avertir de mille manières. Dans son désir
avide de connaître le bonheur céleste il se rendit avec
son entourage au bord de la rivière où un bûcher
avait été installé. Il vit là ses vieux
parents et sa femme, prêts à mourir de chagrin, et ses
tout jeunes enfants qui pleuraient. Dans son trouble extrême,
il se disait : « Malheur, mes proches vont tous se laisser mourir
si j'entre dans le feu ! Je ne sais même pas si la parole de
mon maître se réalisera ou non. Dois-je entrer dans le
feu, dois-je n'y pas entrer ? Après tout, comment mon maître
aurait-il dit une parole mensongère, puisqu'elle est en accord
avec ce qui s'est déjà vérifié ? Je vais
donc avec sérénité entrer dans le feu. »
Quand le brâhmane Candrasvâmin eut agité ces pensées,
il entra dans le feu du bûcher, nous dit l'histoire. Mais, à
son vif étonnement, la sensation qu'il eut en touchant le feu
était celle de la neige. Alors il sortit de la rivière
et regagna la berge, son illusion s'étant dissipée.
Il vit son maître, se prosterna à ses pieds, et comme
celui-ci l'interrogeait, il lui fit part de ce qui s'était
produit, et notamment de la froideur du feu. « Mon fils, dit
alors le maître, je redoute que tu aies commis quelque erreur.
Autrement, comment le feu pourrait-il t'avoir semblé froid
? On n'a jamais encore vu cela au cours de l'apprentissage du savoir
magique. »
A ces mots du maître, Candrasvâmin rétorqua : «
Je n'ai commis aucune erreur, ô révérend. »
Le maître, pour en avoir le cœur net, évoqua la
Science magique. Mais celle-ci ne se manifesta plus ni à lui-même
ni à son disciple. Tous deux, ayant perdu leur savoir, s'en
allèrent dans l'abattement.
Quand le vampire eut fait ce récit, il posa une nouvelle
question au roi Trivikramasena, après avoir rappelé
le pacte qu'on sait. « Sire, résolvez le doute qui me
vient à l'esprit ! Dites-moi pour quelle raison ils ont perdu
leur savoir, bien que l'acte magique ait été exécuté
selon les prescriptions. »
Quand il eut entendu les mots du vampire, le roi courageux répondit
: « O maître des pouvoirs surnaturels, je sais que tu
me fais perdre mon temps. Néanmoins je parlerai. Un homme ne
peut atteindre au succès dans une action malaisée, même
accomplie de façon pure, tant que son esprit n'est pas ferme,
impavide, libre de toute hésitation et d'un courage sans faille.
Or, en cette affaire, l'esprit du jeune brâhmane était
ralenti, il hésitait, même quand il eut été
réveillé par son maître, si bien que sa science
magique ne lui permettait plus de réussir. Quant au maître,
il a perdu le savoir parce qu'il l'avait conféré à
un aspirant indigne. »
Quand le roi eut parlé, le puissant vampire quitta de nouveau
son épaule et retourna sans être observé dans
son repaire. Le roi s'élança à sa recherche comme
il avait fait auparavant.
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