Les contes hindous
contes du Vampire
Comment le jeune brâhmane se sacrifia pour sauver le roi.
Alors le roi Trivikramasena se rendit à l'arbre
simsapâ, y prit le vampire et, le plaçant sur son épaule,
se mit en marche. Comme il allait en silence, le vampire du haut de
l'épaule lui dit : « Sire, Pourquoi êtes-vous si
obstiné ? Allez jouir des plaisirs de la nuit. Vous ne devez
pas me soumettre à ce mauvais mendiant. Toutefois, si vous
persistez, écoutez alors l'histoire que voici. »
Il est une ville du nom de Citrakûta, la bien nommée,
dans laquelle les divisions entre les castes n'ont jamais débordé
les frontières qui leur sont assignées. Là régnait
jadis un roi du nom de Candrâvaloka, diadème d'entre
les monarques, qui déversait une pluie de nectar dans les yeux
de ses sujets en adoration devant lui. Les gens cultivés le
glorifiaient comme la fontaine même de la générosité,
le palais de la beauté, le poteau auquel on attache l'éléphant
Vaillance. Un seul souci grave pour ce jeune prince qui possédait
tout ce qu'on peut souhaiter : c'est qu'il n'avait pas encore trouvé
une épouse appropriée.
Or un jour, voulant divertir son âme anxieuse, le roi partit
avec une escorte de cavaliers pour chasser dans une vaste forêt.
Il pourfendait là les hardes de sangliers de ses flèches
décochées sans arrêt, comme le soleil brillant
dans un ciel bleu sombre perce les ténèbres de ses rayons.
Surpassant Arjuna en force, il étendait sur des lits de flèches
les lions farouches dans la bataille, terribles avec leurs blondes
crinières. Égalant Indra en puissance, il abattait avec
ses traits durs comme le carreau de la foudre les rhinocéros
hauts comme des montagnes, ces mêmes montagnes qu'Indra jadis
avait dépouillées de leurs ailes. Dans l'ardeur de la
chasse le roi voulut pénétrer seul au cœur de la
forêt. D'un vif coup d'éperon il incita son cheval. Fortement
stimulé par le fouet et l'éperon, le cheval se mit à
galoper, sans tenir compte des accidents du terrain. Plus rapide que
le vent, il porta en un instant à dix lieues de là le
prince, dont l'esprit était comme égaré.
Le cheval enfin s'arrêta et le roi, qui avait perdu le sens
de la direction, se mit à aller à l'aventure, épuisé.
Il aperçut alors un large étang près de lui :
avec ses lotus, tels des doigts se dressant et s'inclinant sans cesse
sous la brise, cet étang semblait lui faire des signes, lui
dire « viens par ici ». Le roi s'y rendit donc, retira
la selle du cheval, le laissant se rouler à terre, puis le
lava et le fit boire, enfin l'attacha à un arbre, à
l'ombre, en lui donnant un peu d'herbe. Ceci fait, il prit lui-même
un bain, but de l'eau, dissipant ainsi sa fatigue. Il jetait çà
et là un regard sur le paysage délicieux.
A ce moment, au pied d'un arbre Asoka, il vit la fille d'un ascète
: toute pleine de grâce avec ses cheveux tressés en touffe
de manière charmante, étonnamment belle, elle portait
une parure de fleurs et un vêtement d'écorce qui lui
seyait tout à fait. Une amie l'accompagnait.
Le roi, qui était d'ores et déjà tombé
dans le champ des flèches du dieu Amour, se disait : «
Qui peut-elle bien être ? Est-ce Sâvitri qui serait venue
se baigner dans l'étang ? Est-ce Gaurï qui, rejetée
des bras de Siva, aurait trouvé refuge dans la vie érémitique
? Ou bien est-ce la Lune en sa splendeur qui, s'étant couchée
- car il fait jour maintenant - suit dans cette retraite quelque observance
religieuse ? Mais il vaut mieux que je m'approche doucement et tâche
de voir ce qu'il en est. »
Ces réflexions faites, le roi s'avança donc vers la
fille. Quand elle le vit venir, ses yeux furent troublés par
la beauté du roi, sa main relâcha son étreinte
sur la guirlande de fleurs qu'elle avait commencé d'arranger.
« Qui peut être un homme tel que celui-là dans
cette forêt ? se dit-elle. Est-il un ange ? Ou un Esprit aérien
? Assurément sa beauté est propre à satisfaire
les yeux du monde entier. » Ce disant elle se leva et jetant
pudiquement des regards obliques vers le roi, elle se mit en marche,
bien que ses jambes fussent raides.
S'approchant alors, le roi lui parla avec courtoisie : « Soyez
dispensée, ma belle, de me souhaiter la bienvenue, à
moi qui arrive de si loin. Je ne désire pour récompense
que de vous regarder. Mais est-ce la coutume des ermites de prendre
ainsi la fuite devant l'hôte ? »
Là-dessus, l'amie de la jeune fille, qui était fort
avisée, fit asseoir le roi et l'honora des marques dues à
un hôte. Le roi amoureux la questionna amicalement : «
Noble dame, de quelle famille fortunée votre amie est-elle
l'ornement ? Quelles sont les syllabes de son nom, propres à
distiller le nectar dans mes oreilles ? Et pourquoi maltraite-t-elle
sa beauté délicate comme une fleur par des contraintes
qui ne conviennent qu'aux ascètes, en ce lieu désert
? »
L'amie, qui avait entendu ces paroles, répondit au roi : «
Elle est la fille, non encore mariée, du grand Sage Kanva et
de la nymphe Menakâ. Élevée dans un ermitage,
son nom est Indivaraprabhâ. Elle est allée vers l'étang
que voici pour se baigner avec l'autorisation de son père.
L'ermitage de son père n'est pas fort éloigné.
»
A ces mots, le roi, réjoui, monta sur son cheval et partit
pour l'ermitage du Sage Kanva, afin de demander la main de sa fille.
Laissant son cheval au dehors, il entra modestement dans l'ermitage
peuplé d'ascètes qui ressemblaient à des arbres
avec leurs tresses de cheveux et leur robe d'écorce. Au milieu
d'eux, il aperçut l'ascète Kanva, celui qui par son
éclat réjouit les yeux des Sages qui l'entourent comme
la lune est entourée des planètes. Le roi s'approcha,
salua les pieds de l'ascète. Quand il eut reçu les dons
de l'hospitalité et se fut reposé, Kanva le Sage s'adressa
à lui sans perdre de temps : « Mon cher Candrâvaloka,
écoute ce que je vais te dire pour ton bien. Tu sais en quelle
crainte de la mort vivent les créatures durant ce cycle de
transmigration. Pourquoi donc fais-tu périr sans raison tous
ces malheureux animaux ? Le Créateur a forgé l'épée
du guerrier afin qu'il protège ceux qui ont peur. Gouverne
tes sujets selon la loi morale, déracine les épines
du royaume, assure-toi la Fortune capricieuse en employant comme il
convient chevaux, éléphants et autres corps d'armée.
Jouis des plaisirs de la royauté, fais des dons, propage ta
gloire à travers le monde, - mais quitte cette passion de la
chasse, ce jeu cruel de la mort ! A quoi bon provoquer le malheur
avec une forme d'activité qui affole pareillement l'homme qui
tue et l'animal qui est tué ? Ne sais-tu pas ce qu'il advint
à Pându ? »
Le roi Candrâvaloka, qui avait écouté les paroles
de l'ascète Kanva, les accueillit avec joie, car il savait
ce qu'il avait à gagner: « O révérend,
répondit-il, vous m'avez instruit : c'est une grande grâce
que vous m'octroyez. Je vais cesser de chasser, afin que les créatures
vivantes n'aient plus à avoir peur. »
L'ermite dit alors : « Je suis satisfait de la sécurité
que tu promets ainsi aux créatures. Choisis donc une faveur
de moi. »
A ces mots de l'ermite, le roi, comprenant que l'instant était
venu : « Si vous êtes satisfait, dit-il, donnez-moi en
mariage votre fille Indivaraprabhâ. »
Alors, quand la jeune fille fut revenue du bain, l'ermite la donna
au roi qui avait présenté cette requête. Étant
née d'une nymphe céleste, elle était bien digne
de lui. Le mariage eut lieu bientôt. Le roi emmena la jeune
épouse Indivaraprabhâ, que les femmes des ermites avaient
parée pour la circonstance. Les ascètes en pleurs lui
firent escorte jusqu'aux limites de l'ermitage. Le roi Candrâvaloka
monta à cheval et partit en hâte.
Comme lassé d'avoir vu se prolonger les événements
de cette journée, le Soleil alla se reposer au sommet du mont
du Couchant. On vit arriver la Nuit peu à peu, telle une femme
aux yeux de gazelle qui va au rendez-vous, affolée d'amour
et se cachant sous le voile foncé des ténèbres.
A ce moment le roi trouva sur sa route un arbre asvattha, au bord
d'un étang dont l'eau était pure comme le cœur
d'un homme vertueux. Voyant qu'il y avait là un pré
entouré de branchages bien feuillus qui lui faisaient une ombre
dense, il décida d'y passer la nuit. Il descendit de son cheval,
lui donna du fourrage et de l'eau et se reposa sur le sable au bord
de l'étang, jouissant de la brise qui s'élevait de l'eau.
Puis il fit un lit de fleurs au pied de l'arbre et s'y coucha avec
sa bien-aimée, la fille de l'ermite. Soudain la Lune apparut,
écartant le manteau des ténèbres. Elle saisit
et baisa le front de l'Orient; toutes les Régions du ciel furent
aussitôt libérées de l'obscurité ; embrassées
par les rayons lunaires qui les envahissaient, elles resplendissaient,
n'ayant plus d'excuse à leur timidité. En même
temps les rayons se frayaient une voie à travers les lianes
et les feuillages, éclairant l'espace au pied de l'arbre comme
des lampes à huile serties de gemmes.
Le roi embrassa Indivaraprabhâ et savoura une fête de
volupté délicieuse, rendue plus désirable encore
par la nouveauté même de leur commerce charnel. En même
temps que ses voiles, il écartait doucement la pudeur de la
jeune femme, mordait avec ses dents à la fois ses lèvres
et son innocence, traçait avec ses ongles un collier de rubis
- telles les vingt-sept constellations - sur ses seins, ses seins
semblables aux bosses frontales de cet éléphant qu'est
la jeunesse. Et sans cesse il lui baisait les lèvres, les joues,
les yeux, buvant partout à même le torrent de nectar
de sa beauté. Ainsi le roi avec son amante passa la nuit dans
le plaisir des jeux amoureux. La nuit lui parut un instant.
Le lendemain, il se leva de sa couche et, sitôt après
avoir accompli le rite matinal', il partit avec la jeune femme pour
rejoindre son escorte armée, Ce fut l'instant où la
Lune, maîtresse de la nuit, qui durant l'obscurité avait
dérobé leur grâce aux lotus, perdit son éclat
et plongea, comme par une peur soudaine, dans les cavernes du mont
occidental : car le Soleil paraissait vouloir la tuer : il flamboyait
de colère avec son aspect cuivré et lançait au
loin le premier arroi de ses flèches lumineuses.
Surgit alors tout à coup un ogre de la caste des brâhmanes,
noir comme la suie, le poil fauve comme l'éclair, qui s'était
fait une guirlande avec des entrailles; le cordon brâhmanique
qu'il portait était en cheveux d'homme; il mangeait la chair
d'une tête humaine et buvait du sang dans un crâne. On
eût dit le nuage noir de la Mort. De sa bouche armée
de défenses terribles, vomissant le feu, il émit un
rire effrayant et, menaçant le roi, il lui dit avec colère:
« Méchant, sache que je suis un ogre-brâhmane du
nom de Jvâlâmukha, que cet arbre asvattha est ma demeure
- les dieux mêmes ne la franchissent pas. - Or, tu t'en es emparé,
tu t'y es amusé avec ta femme. Maintenant que je suis rentré
de mes voyages nocturnes, je vais te faire payer le fruit de ta mauvaise
conduite. Ton esprit, ô vilain, a été égaré
par l'amour : je vais déchirer et dévorer ton cœur,
boire ton sang. »
Quand le roi eut entendu ces paroles terribles, sachant que le monstre
était invulnérable et voyant sa femme qui tremblait,
il prit peur et dit avec humilité : « Pardonne la faute
que j'ai commise sans le savoir. Je suis un hôte venu à
ton ermitage, pour implorer protection. Je te donnerai tout ce que
tu désires en t'amenant une victime humaine qui te satisfera.
Fais-moi grâce, apaise ta colère. » Adouci par
ces paroles du roi, l'ogre-brâhmane se dit en lui-même
: « Soit! Quel mal y a-t-il à cela ? » et il reprit
: « Au septième jour à partir d'aujourd'hui, tu
devras immoler d'un coup de ta propre épée un enfant
âgé de sept ans, un fils de brâhmane qui se sera
offert en sacrifice volontairement ; il devra être de grand
courage et de bon jugement ; au moment d'être tué, il
aura été tenu à terre par sa mère et son
père qui le serreront bien ferme par les mains et les pieds.
Je pardonnerai ton outrage à ces conditions, ô roi. Autrement,
je t'anéantirai aussitôt, avec toute ta cour. »
Le roi Candrâvaloka, effrayé, accepta ces conditions
et l'ogre-brâhmane disparut soudain. Alors, remontant sur son
cheval avec Indivaraprabhâ, il partit en quête de son
escorte armée. Il était dans un état misérable
: « Ah, pensait-il, j'ai été affolé par
le goût de la chasse et par l'amour et voilà que j'ai
couru à la ruine, comme Pându, dans ma stupidité.
Comment pourrais-je trouver pour cet ogre la victime qu'il réclame
? Mais il me faut d'abord retourner dans ma cité et voir ce
qui arrivera. »
Telles étaient ses pensées quand il rejoignit son escorte
qui l'avait cherché. En cette compagnie il rentra, lui-même
et son épouse, dans sa capitale, Citrakûta. Le royaume
entier lui fit fête quand on vit l'épouse, digne de lui,
qu'il avait gagnée ; mais quant à lui, il passa le reste
du jour en cachant sa peine.
Le jour suivant, en séance secrète, il raconta à
ses conseillers tout ce qui était survenu. L'un de ces conseillers,
qui était fort avisé, lui dit alors : « Sire,
ne vous laissez pas abattre. Je vais chercher la victime qui convient
et vous l'amener. La terre est pleine de merveilles. »
Quand il eut ainsi rassuré le roi, le conseiller donna l'ordre
qu'on fit au plus vite une statue en or représentant un garçon
de sept ans. Il l'orna de pierreries, la dressa sur un palanquin qu'il
promena çà et là à travers la ville, dans
les villages et jusque dans les fermes isolées. Et pendant
qu'on promenait ainsi l'image de l'enfant, il fit proclamer sans arrêt,
au son des tambours : « S'il y a un garçon de sept ans,
fils de brâhmane, qui veuille pour le bien de tous les hommes
livrer volontairement sa vie à un ogre-brâhmane ; si
son père et sa mère, non seulement approuvent son geste
magnifique, mais encore lui tiennent les mains et les pieds tandis
qu'il sera immolé, alors le roi fera don de cette statue d'or
et de pierres précieuses, ainsi que de cent villages', au garçon
qui aura rendu un pareil service à ses parents. »
Or, il y avait, dans un fief brâhmanique, un jeune brâhmane
âgé de sept ans, fort intelligent et d'extraordinaire
beauté, qui entendit cette proclamation. L'expérience
de ses vies antérieures lui avait, tout jeune encore, inspiré
toujours le penchant à faire le bien d'autrui. Il semblait
incarner en sa personne le fruit, parvenu à maturité,
des mérites spirituels des humains.
L'enfant s'approcha des crieurs et dit : « Je vais me sacrifier
pour votre bien. Laissez-moi avertir mes parents et revenir ici. »
Les crieurs, tout heureux, lui permirent d'aller. Arrivé chez
lui, après avoir fait le geste du suppliant, il dit à
ses parents : « Je veux sacrifier ce corps périssable
pour le bien de toutes les créatures. Laissez-moi agir ainsi,
et vous en aurez fini avec la pauvreté. Car je vous ferai don
d'une statue, réplique de ma personne, toute en or et en joyaux,
offerte par le roi avec cent villages. De la sorte je serai libre
de ma dette envers vous, et du même coup, j'aurai servi l'intérêt
de mon prochain. Quant à vous, une fois sortis de la misère,
vous aurez de nombreux autres fils. »
« Que dis-tu, mon fils, s'écrièrent les parents
? Es-tu devenu fou par l'effet du vent, ou possédé par
un démon ? Sinon, comment parlerais-tu ainsi ? Qui enverrait
son fils à la mort pour de l'argent ? Et quel enfant se sacrifierait
de cette manière ? »
« Je ne parle pas, répondit l'enfant, sous l'effet d'un
dérangement de l'esprit. Écoutez mes paroles, qui sont
pleines de sens. Notre corps, réceptacle d'impuretés
indicibles, objet de répulsion depuis la naissance, séjour
d'infortunes, périra sous peu, la chose est sûre. Pourtant
le mérite qu'on acquiert grâce à un objet de si
faible valeur, c'est, disent les Sages, le seul bien solide en cet
univers flottant. Et y a-t-il un mérite supérieur à
celui d'aider au bien de tous ? Enfin si je ne me dévoue pas
à mes parents, quel bénéfice tirerai-je de mon
corps ? »
Par ces paroles et d'autres de ce genre, l'enfant au ferme propos
amena ses parents à entrer dans ses vues. Il revint alors auprès
des officiers du roi, prit la statue d'or et l'apporta à ses
parents auxquels il donna la propriété des cent villages.
Il pria les officiers de le précéder et se rendit aussitôt
avec ses parents vers Citrakûta, auprès du roi. Quand
Candrâvaloka vit qu'on avait découvert un enfant à
l'énergie indomptable, tel un talisman protecteur, il se réjouit
fort. Il le fit monter à dos
d'éléphant, après l'avoir paré de guirlandes
et d'onguents, et le conduisit avec ses parents dans la demeure de
l'ogre-¬brâhmane.
Là le chapelain domestique traça un cercle magique à
côté de l'arbre asvattha, exécuta les adorations
usuelles et offrit l'oblation au feu. Surgit alors, avec un rire terrifiant,
l'ogre-brâhmane Jvâlâmukha, qui récitait
le Véda. Son aspect était horrible ; saoulé de
rasades de sang, il bâillait et soufflait continuellement ;
ses yeux étaient faits de flammes; l'ombre de son corps enténébrait
les orients. Le roi Candrâvaloka, le voyant, dit en s'inclinant
devant lui: « O révérend, je vous ai apporté
une victime humaine. Nous sommes au septième jour et j'ai tenu
ma promesse. Faites-moi la grâce d'accepter la victime que voici,
qui vous est offerte selon les rites. »
L'ogre-brâhmane, à ces mots, jeta un regard sur le jeune
fils de brâhmane, en léchant de sa langue les commissures
de ses lèvres.
L'enfant au grand cœur se dit avec joie : « Puisse le mérite
que j'acquiers en sacrifiant mon corps ne pas me conduire au paradis
ni à la délivrance - domaines où l'assistance
aux autres est chose inconnue ; - puissé-je reprendre, naissance
après naissance, un corps nouveau pour le bien de mon prochain
! » Et comme il exprimait ce vœu, le firmament s'emplit
aussitôt de chars portant la cohorte des dieux et répandant
une pluie de fleurs.
L'enfant fut conduit en présence de l'ogre-brâhmane ;
la mère lui saisit les mains, le père les pieds. Le
roi tira son épée et s'apprêta à le tuer,
quand l'enfant se mit à rire : tous alors, même l'ogre,
cessèrent d'agir ; emplis d'étonnement, ils firent le
geste d'hommage et se prosternèrent en regardant son visage.
Quand le vampire eut terminé ce récit merveilleux
et plein de saveur, il s'adressa de nouveau au roi Trivikramasena
: « Dites-moi, Sire, pour quelle raison l'enfant s'est mis à
rire en cette circonstance, à l'instant même où
son existence allait s'achever? J'ai une vive curiosité de
l'apprendre. Si, le sachant, vous ne parlez pas, votre tête
éclatera en cent morceaux. »
« Écoute, répondit le roi, je vais t'expliquer
ce que signifiait ce rire de l'enfant. Une faible créature,
quand un danger la menace, crie en appelant son père et sa
mère pour avoir la vie sauve. Quand ses parents sont morts,
c'est le roi qu'il appelle, le roi qui protège par destination
les affligés. S'il n'y a pas de roi, on a recours à
toute divinité qui vous vient à l'esprit. Or, dans le
cas de cet enfant, tous étaient présents ensemble, mais
d'une manière opposée à celle qu'on attendait.
Ses parents lui tenaient les mains et les pieds serrés, parce
qu'ils étaient avides d'argent. Le roi se disposait à
le tuer pour protéger sa propre vie. Quant à la divinité
gardienne, c'était l'ogre- brâhmane, et il dévorait
l'enfant ! Celui-ci se disait donc : ` Quelle dérision que
ces gens qui s'affolent pour un corps périssable, foncièrement
répugnant, un corps que frappent la souffrance et la maladie.
S'il est vrai que Brahmâ, Indra, Visnu, Siva et tous les dieux
doivent inexorablement périr, Pourquoi cette incroyable illusion
à imaginer que le corps est éternel ! C'est parce qu'il
jugeait étranges ces égarements, et que, d'autre part,
il estimait ses propres désirs exaucés, que le jeune
brâhmane a ri à la fois d'étonnement et de joie.
»
Quand le roi eut cessé de parler, le vampire, quittant aussitôt
son épaule, s'en retourna vers son repaire où il disparut
par l'effet de son pouvoir magique. Mais le roi, sans hésiter
un instant, le poursuivit en hâte. Oui, le cœur des grands
est imperturbable comme les océans.
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