Les contes hindous
contes du Vampire
Comment le fils du voleur possédait encore deux autres Pères
Alors le roi Trivikramasena partit de nouveau, prit
le vampire sur l'arbre simsapâ et, le plaçant sur son
épaule, s'engagea dans le chemin du retour. Comme il s'en revenait
ainsi, le vampire lui dit : « Sire, écoutez. Je vais
vous raconter une histoire délicieuse. »
Il est une ville nommée Vakrolaka, pareille à la cité
des dieux. Là régnait jadis un roi du nom de Sûryaprabha,
l'égal d'Indra. Tel Visnu, il avait sauvé cette Terre
et la portait pour longtemps dans ses bras ; sa personne, toujours
prête à faire le bien, réjouissait le peuple.
Dans son royaume les larmes n'étaient versées que là
où quelque fumée venait au contact des yeux ; on n'entendait
parler de mort que dans la bouche des amants ; il n'y avait d'autres
verges que les hampes dorées des chambellans. Mais ce roi,
riche en toutes les perfections, avait un seul sujet de déplaisir,
c'est qu'avec ses nombreuses concubines il n'ait jamais pu engendrer
un fils.
A ce point du récit, nous voyons que dans la grande cité
de Tâmralipti vivait un marchand nommé Dhanapâla,
riche entre les plus riches. Ce marchand avait un seul enfant, une
fille nommée Dhanavati. A voir sa grâce, on eût
présumé qu'elle avait été une nymphe aérienne,
déchue par l'effet d'une malédiction. Quand elle eut
atteint l'âge nubile, le marchand retourna aux cinq éléments
et ses parents s'approprièrent ses biens sans que le roi pût
s'y opposer.
La femme du marchand, Hiranyavati, prenant avec elle les joyaux et
les parures qu'elle avait dissimulés, quitta secrètement
la maison avec sa fille Dhanavati, par crainte des héritiers,
et s'enfuit à la nuit commençante. Étant aveuglée
à l'extérieur par les ténèbres, au-dedans
par la souffrance, c'est à grand-peine qu'elle parvint à
sortir de la ville en s'appuyant sur le bras de sa fille.
Comme elle marchait ainsi en pleines ténèbres, le sort
voulut que son épaule heurtât le corps d'un voleur qu'elle
n'avait pas vu et qui était empalé. Il était
encore vivant et le heurt avec l'épaule de cette femme avait
aggravé son tourment. « Ah, qui donc met du sel sur ma
blessure ? » s'écria-t-il.
« Qui es-tu ? » demanda la femme du marchand.
« Je suis un voleur qu'on a empalé, répondit le
voleur. Mais, même sur le pal, mes esprits se refusent à
me quitter, criminel que je suis. Noble dame, dites-moi qui vous êtes
et où vous vous dirigez ? »
L'épouse du marchand conta son histoire. Tandis qu'elle parlait,
l'Orient vint décorer son visage d'un rayon de lune, tel un
grain de beauté. Bientôt la lumière s'étendit
à tous les horizons et le voleur aperçut alors la fille
du marchand, la jeune Dhanavati. « Écoutez cette seule
prière, dit-il à sa mère. Je vais vous donner
mille pièces d'or si vous me cédez en mariage cette
jeune personne qui est votre fille. »
« Qu'en ferais-tu ? » dit la dame en riant.
Alors le voleur : « Je n'ai pas de fils et je meurs. Or, sans
un fils, on n'accède pas aux séjours célestes.
Mais si sur mes instructions elle met au monde un fils, il sera pour
moi le fils "né-de-la-matrice". Telle est ma requête.
Faites ce que je désire. »
A ces mots, la femme du marchand, qui était cupide, accepta.
Elle se procura de l'eau quelque part et en versa sur les mains du
voleur en disant : « Cette jeune personne qui est ma fille,
je te la donne en mariage ». » Là-dessus il instruisit
la fille de son projet et, s'adressant à la femme du marchand
: « Allez, dit-il, au pied de ce figuier ; creusez et prenez
l'or qui s'y trouve. Quand je serai mort, faites incinérer
mon corps comme il sied, jetez les os dans une rivière sacrée
et allez avec votre fille dans la ville de Vakrolaka. Là, dans
le bon royaume du roi Sûryaprabha, parmi ces gens heureux, vous
serez à l'abri de l'infortune et de l'anxiété
et vous vivrez comme vous le désirez. »
Le voleur but avec avidité l'eau qu'elle avait apportée,
puis le tourment du pal vint mettre fin à ses jours. La femme
du marchand se saisit de l'or qui était au pied du figuier
et avec sa fille se rendit discrètement chez un ami de son
mari. Elle y demeura quelque temps, s'employant à faire incinérer
le corps du voleur, à faire jeter ses os dans la rivière
sacrée et à procéder aux autres rites funèbres.
Le lendemain elle repartait avec sa fille, emportant le trésor
caché. Elle gagna ainsi par étapes la ville de Vakrolaka.
Là elle acheta une maison à un grand marchand du nom
de Vasudatta et y vécut en compagnie de sa fille Dhanavati.
A cette même époque il y avait dans la cité un
précepteur appelé Visnusvâmin, qui avait pour
élève un fort beau brâhmane du nom de Manahsvâmin.
Bien qu'il eût et savoir et naissance, ce brâhmane était
l'esclave de sa jeunesse; il était épris d'une courtisane,
Hamsâvali. Mais celle-ci demandait un salaire de cinq cents
dinâras d'or ; il n'avait point cette somme. Aussi dépérissait-il
de jour en jour.
Or il advint que la fille du marchand, Dhanavati, aperçut de
la terrasse de sa maison ce jeune homme aux traits charmants, quoique
émaciés. Elle eut le cœur saisi par sa beauté
et, se rappelant les instructions que lui avait données son
époux le voleur, elle dit astucieusement à sa mère
: « Mère, regarde comme est ce jeune brâhmane !
Sa beauté et sa jeunesse ne versent-elles pas un nectar propre
à abreuver les regards du monde tout entier ? »
Entendant ces mots, la mère, épouse du marchand, comprit
que sa fille était tombée amoureuse. « Ma fille,
pensa-t-elle, doit choisir un homme pour avoir un fils, en vertu des
instructions de son mari. Pourquoi ne demanderions-nous pas à
ce garçon ? »
Ayant ainsi réfléchi, elle confia son intention à
une servante apte à tenir un secret et l'envoya chercher le
brâhmane pour sa fille. La servante le prit à part et
lui transmit le message.
« Je viendrai pour une nuit, répondit le jeune homme
que sa passion occupait tout entier, pourvu qu'on me donne les cinq
cents dinâras dont j'ai besoin pour Hamsâvali. »
La servante apporta la réponse à la femme du marchand.
Celle-ci lui remit la somme en mains propres. Quand Manahsvâmin
l'eut reçue, il se rendit avec la servante dans la chambre
de cette Dhanavati qu'il avait gagnée dans ces conditions.
Ornement du monde, la belle jeune femme qui l'attendait avec passion,
le vit dans la joie, tel un oiseau cakoya voit le clair de lune. Il
passa la nuit avec elle dans les jeux amoureux et, au matin, sortit
furtivement et disparut comme il était venu.
Alors Dhanavati, la fille du marchand, devint enceinte. Quand le terme
fut arrivé, elle mit au monde un fils dont les signes physiques
laissaient augurer un bel avenir. Elle-même et sa mère
se réjouirent fort que l'enfant fût un garçon.
Une nuit Siva leur apparut en rêve et leur dit : « Prenez
cet enfant dans son berceau, avec mille pièces d'or, et menez-le,
à l'aurore, au palais du roi Sûryaprabha où vous
le laisserez sur le seuil. Tout ira bien dès lors. »
Quand la fille du marchand et sa mère se furent réveillées,
elles se racontèrent leur rêve l'une à l'autre.
Ayant confiance en le dieu auguste, elles prirent l'enfant ainsi que
l'or et le déposèrent à la porte du palais du
roi Sûryaprabha.
Entre-temps le dieu à la bannière de taureau' était
apparu également en rêve au roi Sûryaprabha, que
rendait malade l'envie d'avoir un fils. « Lève-toi, Roi,
lui dit Siva, un beau petit garçon a été déposé
à ta porte avec de l'or; il est dans un berceau. Prends-le.
»
Quand Siva eut ainsi parlé et que le roi se fut réveillé
au matin, ses gardes lui apportèrent les mêmes nouvelles,
et il sortit pour se rendre compte. Et quand il eut vu l'enfant à
la porte du palais avec un monceau d'or - un garçon de belle
apparence, qui portait aux pieds et aux mains le trait, l'ombrelle,
la bannière et autres stigmates de la royauté, - il
s'écria : « C'est Siva qui m'a donné un fils digne
de moi. » Il le prit dans ses bras et rentra au palais. Il organisa
des cérémonies, distribuant tant de richesses que seul
le mot pauvre avait cessé d'être riche - en acceptions.
Ainsi le roi Sûryaprabha passa douze jours parmi les danses,
la musique et autres agréments. Puis il conféra à
son fils le nom de Candraprabha.
Le prince Candraprabha grandit avec le temps, en taille aussi bien
qu'en vertus. Il réjouissait tous ceux qui avaient recours
à lui. Graduellement ce jeune homme, qui avait gagné
le cœur de ses sujets par son courage, sa générosité,
son savoir et ses autres qualités, devint en mesure de porter
le faix de la souveraineté. Ce qu'ayant observé, son
père Sûryaprabha le sacra roi et, étant devenu
un vieil homme, prit son départ pour Bénarès:
car il avait réalisé ses vœux. Et pendant que son
fils administrait ainsi la terre selon l'art politique, le roi, qui
s'était voué à de sévères mortifications,
cessa enfin de vivre.
Apprenant que son père avait trépassé, le roi
Candraprabha le pleura et accomplit les cérémonies funèbres.
Puis le vertueux monarque dit à ses conseillers: «Comment
pourrais-je payer la dette que j'ai contractée envers mon père
? Pourtant, si, il est une obligation dont je m'acquitterai personnellement.
Je vais porter ses os au Gange et les y jeter selon les rites. Puis
je me rendrai à Gayâ et donnerai à mes ancêtres
les offrandes mortuaires. A cette occasion je ferai un pèlerinage
aux lieux saints, jusqu'à ceux qui sont au bord de la mer orientale.
»
Le roi avait parlé. Les ministres dirent : « Sire, il
n'est pas convenable pour un roi d'agir de la sorte. Un royaume a
beaucoup de points faibles et ne saurait subsister, même un
moment, sans être protégé. Ces soins à
rendre à votre père doivent être accomplis par
quelqu'un d'autre. Quel pèlerinage aux lieux saints serait
plus méritoire pour vous que de sauvegarder la loi qui vous
incombe ? Quelle commune mesure y a-t-il entre les nombreux périls
attendant le voyageur et la constante protection qu'exerce un roi
? »
Le roi Candraprabha écouta ces paroles et dit aux ministres
: « C'est assez discuter. J'ai décidé d'aller
pour mon père. Et il me faut visiter les lieux saints tant
que mon âge le permet. Qui sait ce qui peut arriver ensuite
dans ce corps sujet à périr à tout moment ? Prenez
vous-mêmes la garde du royaume jusqu'à mon retour. »
Les conseillers, entendant cette résolution du roi, se tinrent
silencieux.
Alors le roi prépara tout ce qu'il fallait pour le voyage.
Le jour favorable étant venu, il prit un bain, offrit l'oblation
au feu, honora les brâhmanes et monta sur un char au bon attelage,
domptant ses sens, portant le costume d'un ascète. Les gens
de la ville et de la campagne, les Râjputs et les feudataires,
l'accompagnèrent aux frontières du pays. Avec peine
il obtint qu'ils s'en retournassent contre leur gré. Ainsi
le roi Candraprabha, ayant confié son royaume aux ministres,
s'était mis en marche avec le chapelain domestique, escorté
de quelques brâhmanes montés sur des chars. Il visita
diverses contrées, aux costumes pittoresques, aux langues variées
: cela et d'autres choses encore le divertirent. A la fin il parvint
au Gange.
Il vit le Fleuve célébré par le chœur des
Sages divins : avec ses rangées de vagues il a l'air de lancer
un escalier conduisant pas à pas les êtres jusqu'au plus
haut du ciel ; née du Mont des Neiges, la déesse du
Gange, qui saisit en se jouant la chevelure de Siva, imite ainsi,
semble-t-il, les gestes amoureux d'Ambikâ. Le roi descendit
alors du char et, après avoir pris un bain, précipita
dans le fleuve les os de son père selon le cérémonial
prévu.
Après avoir distribué des aumônes et exécuté
les rites commémoratifs, le roi remonta sur son char et partit
pour Prayaga, ce lieu chanté par les Sages ; il l'atteignit
par étapes. C'est là que les eaux du Gange et de la
Yamunâ se rencontrent pour le bonheur des humains, - les unes
pareilles à la flamme, les secondes pareilles à la fumée
du beurre sacrificiel unissant leur parcours. Au terme du jeûne
religieux et de divers actes pies, tels le bain, l'aumône, le
rite commémoratif, le roi Candraprabha partit pour Bénarès.
Avec les oriflammes de ses temples dont le vent projetait les voiles,
la ville semblait crier à distance : « Venez ; mettez-vous
en marche pour la délivrance ! »
Le roi jeûna durant trois jours et adora le dieu à la
bannière de taureau en lui faisant des offrandes dignes de
son rang. Puis il partit pour Gayâ. Il traversa maintes forêts
où, à chaque pas, les arbres chargés de fruits,
résonnant du doux chant des oiseaux, s'inclinaient devant lui,
chantant ses louanges; les brises avaient l'air de lui rendre honneur
en disséminant sur son passage les fleurs
sauvages. Enfin il atteignit Gayâsiras, le lieu saint. Le roi
Candraprabha y célébra la commémoration selon
les règles, distribua les honoraires rituels, puis se dirigea
vers le bois sacré. Et comme il offrait pour son père
le gâteau funèbre à la fontaine de Gayâ,
trois mains d'homme apparurent pour s'en emparer. Ce que voyant, le
roi était dans la perplexité : « Que signifie
cela ? disait-il. En laquelle de ces mains dois-je remettre le gâteau
? » demanda-t-il aux brâhmanes.
« L'une de ces mains, dirent-ils, est assurément celle
d'un voleur: on y voit la trace d'un pieu de fer. La seconde, celle
qui tient des tiges servant à la purification, est la main
d'un brâhmane. La troisième est celle d'un roi : elle
a les signes de la souveraineté et l'anneau. Mais nous ne savons
pas à laquelle de ces mains il convient de remettre le gâteau
funèbre. Que signifie cela ? » Ainsi le roi ne put prendre
de décision.
Le vampire logé sur l'épaule du roi avait achevé
ce conte merveilleux. Il poursuivit : « Dites-moi dans laquelle
de ces mains doit être déposé le gâteau
funèbre ? Le pacte naguère conclu entre nous est toujours
valable. »
A ces mots, le roi Trivikramasena, connaisseur de la loi, rompit le
silence et répondit : « Le gâteau doit être
placé dans la main du voleur, car Candraprabha est légalement
le fils du voleur, non celui du brâhmane ou du roi. Bien qu'il
l'ait engendré, le brâhmane ne peut être tenu pour
son père, car il s'était vendu pour de l'argent la nuit
où il a engendré. Il pourrait être le fils du
roi Sûryaprabha, étant donné les sacrements que
celui-ci a fait faire à l'enfant, les cadeaux qu'il lui a octroyés,
l'éducation qu'il lui a donnée. Toutefois il avait reçu
de l'argent à cette fin : car l'or, mis dans le berceau sous
la tête de l'enfant, avait été le prix payé
au roi pour l'éducation. Par conséquent le roi Candraprabha
est bien le fils du voleur, fils engendré par un autre homme.
Le voleur avait épousé sa mère en recevant l'eau
lustrale sur ses mains; il avait donné des ordres pour qu'elle
mît au monde un enfant de sa part à lui; il lui avait
conféré tous ses biens. Ainsi le gâteau funèbre
doit bien être confié au voleur : tel est mon avis. »
Le roi avait parlé, le vampire quitta de nouveau son épaule
pour regagner son repaire; et le roi Trivikramasena partit une fois
de plus à sa recherche.
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