Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
Un étrange bougeoir
C'était dans un chalet, au-dessus de Montbovon.
Au coucher du soleil, après une radieuse journée, le
vent se leva avec tant d'impétuosité qu'il fit claquer
tous les volets et gémir les sapins ployés.
Le père François, un vieux montagnard qui nous tenait
compagnie, s'écria:
- C'est une bourrasque à éteindre le bougeoir ensorcelé!
Personne ne pouvait comprendre la signification de ces paroles et
le père François continua:
- Je vois bien, mes amis, que vous ignorez cette histoire. Elle m'a
été racontée par mon père, qui la tenait
lui-même de mon grand-père. C'est donc très, très
vieux.
- Racontez-nous cela, père François!
- Je veux bien, puisque ça vous intéresse.
Donc, il y a de cela tant et tant d'années qu'on n'en sait
plus au juste combien, notre petit village, non loin de la Sarine,
était conduit par un brave homme de curé, excellent
homme, tout simple, tout franc, pas fier pour un sou. Dans son presbytère,
il était servi par Toinette, sa dévouée servante.
Notre curé avait une belle âme, que l'âge rendait
un peu naïve, d'autant plus que c'était un savant dans
son genre. Il était un grand ami des fleurs de notre montagne.
Dès qu'il le pouvait, il s'en allait, un bâton à
la main, courir les longues pentes herbeuses. Il observait, il étudiait,
il cueillait. Le soir, il faisait cuire sa récolte, imaginant
des tisanes toutes plus odorantes les unes que les autres, car il
était persuadé que la bonne nature, par le moyen des
plantes, nous fournissait de quoi nous guérir de bien des maux.
Ces recherches faisaient veiller fort avant dans la nuit, alors qu'il
s'éclairait d'une bougie fixée dans un grand bougeoir
de cuivre.
C'était un vieux bougeoir que l'on assurait avoir appartenu
à un étranger qui lui avait jeté un mauvais sort.
Notre curé haussait les épaules et ne croyait pas à
de telles sornettes. Pour éteindre la bougie, on utilisait
une sorte de petit capuchon, de cuivre également, dont on coiffait
la flamme. Ce capuchon était retenu au bougeoir par une chaînette.
Une nuit, après un long travail, notre curé constata
que l'éteignoir avait disparu, la chaînette s'étant
rompue, sans doute à force d'usure. Alors, notre savant homme
saisit le bougeoir, l'éleva à la hauteur de sa bouche
et souffla.
- Vlou... viou... vlou... La flamme n'eut aucun frémissement...
Il faut vous dire que notre curé avait la lèvre
inférieure si avancée que lorsqu'il soufflait, l'air
lui remontait dans le nez au lieu d'aller droit devant sur la flamme.
- Vlou... vlou... vlou...
Peine perdue. Le curé fut saisi d'étonnement et d'inquiétude.
Angoissé, il appela Toinette :
- Souffle, ma fille, souffle, fidèle servante, sur cette flamme
persistante.
Toinette s'empara du bougeoir, l'éleva à la hauteur
de sa bouche.
- Fzü... fzüi... fzüi...
La vieille servante n'avait plus aucune dent à gauche, si bien
que l'air de son souffle, au lieu d'aller droit devant, filait sur
la gauche.
La flamme continua de briller, droite comme un i en or. Epouvantée,
Toinette poussa un cri si aigu que joseph, le sonneur, entra tout
à coup.
- Qu'y a-t-il?
- Le bougeoir est ensorcelé!
Il faut vous dire que le sonneur avait une moustache épaisse,
comme un rideau devant les lèvres. Il s'empara du bougeoir.
- Fzoumm... fzoummm... fzoummm...
Mais, au lieu d'aller droit devant, l'air de son souffle,
rabattu par la moustache, lui glissait sur le menton et la flamme
continuait à briller, imperturbablement.
- ça ne m'étonne pas! s'écria joseph... je m'en
méfiais depuis longtemps... Ce bougeoir est ensorcelé...
Voilà ce qui arrive, une fois ou l'autre, quand on utilise
des objets de provenance douteuse.
Sur quoi, pris de panique à son tour, le sonneur poussa un
tel cri que le bûcheron, qui passait devant la porte, ouvrit
brusquement celle-ci.
- Attention... la bougie est ensorcelée... le bougeoir aussi.
Au dehors, un vent violent venait de se lever.
- Ouvrez la fenêtre, pendant que je tiens la porte ouverte.
Ça fera un puissant courant d'air, dit le bûcheron.
Le vent s'engouffra dans la chambre, soufflant sur la bougie, dont
la flamme s'éteignit d'un coup.
Et voilà toute l'affaire... Depuis cette fameuse nuit, chaque
fois que la bourrasque se lève, on dit chez nous:
- C'est un vent à éteindre le bougeoir
ensorcelé!
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