Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
Le chamois captif
Par un matin d'automne, un paysan de Vrin suivait les
lacets de la route de Greina pour se rendre au Tessin où il
voulait se renseigner sur les prix du bétail. Il n'avait pas
oublié de prendre sa carabine, car les gens de Vrin ont des
âmes de chasseurs et aiment à rentrer au logis en portant
fièrement une pièce de gibier. Notre homme avait franchi
le col et descendait déjà du côté tessinois.
Il était encore très tôt et la forêt était
sombre. Tout à coup, une lumière jaillit d'entre les
arbres. L'on entendit une musique de danse et une voix de femme qui
disait sur un ton aigu: «Tu viens bien tard, cousine Bianca
; hâte-toi, sinon il t'arrivera malheur! » Un cri retentit
alors, dominant un murmure de voix. La lumière s'éteignit
et les cimes des sapins s'agitèrent avec bruit, comme peignées
au passage par cent balais.
Le chasseur se dirigea vers le lieu d'où provenait ce sabbat
et il arriva dans une clairière. Mais là, tout était
maintenant silencieux et désert. Aux premières lueurs
de l'aube, il remarqua que l'herbe avait été piétinée
sur une assez grande surface, et au milieu il aperçut un coffret
de bois. Il le saisit, l'ouvrit et y trouva trois rubans de soie couleur
de feu. Voilà qui ferait l'affaire de ses trois fillettes!
Il prit l'un des rubans et le considéra attentivement. Mais
l'étroite bande de soie s'enflamma aussitôt, si bien
que l'homme se hâta de la jeter, de même que le mystérieux
coffret. Quelles infernales créatures pouvaient bien avoir
abandonné des objets pareils?
Son voyage lui réservait d'autres surprises encore. Comme il
regardait autour de lui pour découvrir quelque gibier, il vit
un chamois sur une crête. Il chargea sa carabine et coucha l'animal
en joue. A son grand étonnement, il remarqua que la bête
restait sur place au lieu de s'enfuir et qu'elle agitait la tête
en se démenant comme un beau diable.
« C'est curieux! », se dit notre homme qui déposa
son arme et prit ses jumelles. Fait étrange: le chamois était
attaché par une solide corde au tronc d'un arole. Quand le
chasseur monta vers lui, l'animal se montra doux et apprivoisé,
ce qui n'est pas le cas des chamois en général. De plus,
la pauvre bête le regardait d'un air suppliant.
Pris de pitié, le paysan sortit son couteau pour trancher la
corde et rendre la liberté au captif. Mais l'animal se mit
à secouer la tête et fit comprendre à l'homme
qu'il devait détacher la corde du tronc. Le chasseur s'exécuta.
Cependant le chamois restait planté là, regardant son
libérateur et lui désignant la corde avec insistance.
L'homme comprit alors ce que la bête attendait de lui: la corde
était pleine de nœuds qu'il devait défaire. Il
se mit courageusement à l'ouvrage, mais ce travail dura longtemps.
Et chaque fois qu'il était parvenu à défaire
un des nœuds, le chamois inclinait la tête pour lui dire
sa reconnaissance.
Quand l'homme eut terminé sa tâche, il dit à l'animal:
« Et maintenant, pour l'amour du Ciel, fuis, afin que ceux qui
t'ont attaché ici ne te retrouvent jamais! » Le chamois
ne se fit pas prier. D'un gentil signe de tête, il prit congé
de son bienfaiteur et, en deux bonds, fut hors d'atteinte. Un peu
plus tard, on entendit un cri de joie dans la forêt. Le paysan
jugea inutile de poursuivre son voyage. Il ne pouvait plus, ce jour-là,
espérer une chasse fructueuse, et il était aussi trop
tard pour se rendre à la foire au bétail. Il fit donc
demi-tour.
Lorsque la foire d'automne fut venue, il acheta, comme chaque année,
plusieurs pièces de bétail, engagea un conducteur et,
avec mal, et il arriva à Bellinzone sans avoir vendu une seule
de ses bêtes. Alors que, découragé, il errait
dans les rues, il avisa un petit mouchoir de soie bleue, apparemment
tombé d'une fenêtre. Au même moment, il s'entendit
interpeller du balcon d'une maison patricienne. Une noble dame lui
faisait signe de rapporter le mouchoir. Complaisant comme toujours,
il ramassa le carré de soie et la dame l'invita à monter
chez elle.
Sur le seuil, elle le salua comme un vieil ami. «
Vous ne me reconnaissez certainement pas sous mon aspect actuel, dit-elle
en souriant à son hôte stupéfait. Mais moi je
sais qui vous êtes. Vous venez des Grisons, n'est-ce pas? Récemment,
vous avez délivré un chamois lié à un
arole. Eh bien, ce chamois, c'était moi. Par excès de
bonté, j'ai été entraînée à
faire partie d'une société composée malheureusement
de sorcières... Et comme je refusais de participer à
leur sabbat, elles m'ont transformée en chamois et attachée
à un tronc. Et chacune de ces méchantes femmes a fait
un nœud à la corde qui me liait. Tu resteras ici, m'ont-elles
crié en s'en allant, jusqu'à ce que les renards affamés
te dévorent, ou qu'un chasseur t'abatte, à moins qu'un
brave homme ne te délivre en défaisant tous nos nœuds.
Puis elles ont disparu en m'abandonnant sur la montagne.
Mais vous avez eu pitié de moi et eu la patience de défaire
tous les nœuds. C'est pourquoi je vous garde une reconnaissance
infinie. »
Comme en ce moment le conducteur passait dans la rue avec les têtes
de bétail, la dame demanda au paysan: « Combien peut
valoir votre troupeau? » L'homme articula un chiffre qui n'avait
rien d'exagéré. «Voici votre argent », dit-elle
en tirant des pièces d'or d'une petite armoire scellée
dans le mur. Puis elle invita son hôte à prendre le café
avec elle. Au moment du départ, elle lui remit une pâtisserie
qui avait l'aspect d'un pain fourré de poires. « Afin,
ajouta-t-elle avec un malicieux sourire, que vous ayez autre chose
à apporter à vos enfants que des rubans pour chevelures
de sorcières... Et maintenant, comme je n'ai pas d'étable,
vendez votre bétail au mieux. Vous m'avez sauvée, corps
et âme, et je ne puis assez vous en remercier. Chaque fois que
vous reviendrez à Bellinzone, vous serez mon invité.
» Touché de tant de bonté, le paysan remercia
et se rendit à la foire où il vendit son bétail
à vil prix. Mais il était content tout de même.
Il fut encore plus heureux quand, de retour à Vrin, il déposa
sur la table le cadeau de la dame à l'intention des enfants.
La pâtisserie paraissait bien lourde. Et non sans raison car,
lorsqu'on voulut la découper en tranches, un rouleau de pièces
d'or brillantes s'en échappa.
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