Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
Les dents de la vieille
Il y a des milliers et des milliers d'années,
rapporte une vieille légende, la belle contrée située
au nord du lac de Lugano fut bouleversée par une affreuse sorcière
que la colère rendait terrible.
Naturellement, à cette époque lointaine, le lac portait
un autre nom - s'il en avait vraiment un... Mais, pour que vous puissiez
vous y retrouver, je l'appelle, comme aujourd'hui, lac de Lugano.
La sorcière dont il s'agit était laide à faire
peur et plus ridée qu'une vieille pomme. Elle boitait et, dans
sa bouche, il ne lui restait que l'unique dent longue et jaune qu'on
voit toujours aux vieilles sorcières. Elle habitait une caverne
mais, le plus souvent, elle parcourait monts et vaux. Vêtue
de haillons rouges et noirs, elle chevauchait une branche d'arbre
épaisse et sèche, et volait incroyablement vite, de
gauche à droite, de haut en bas, d'une montagne à l'autre.
Pareille à un oiseau gigantesque, elle plongeait dans les vallées,
s'élevait à nouveau dans les airs, puis se laissait
tomber au bord du lac en frôlant au passage forêts et
rivières, et en semant partout la terreur, la souffrance et
la haine. Car, bien vilainement, elle trouvait son plaisir à
tourmenter tous ceux qu'elle rencontrait sur sa route.
Elle attrapait les tendres petits levrauts et les lançait sur
les arbres. Elle détruisait les nids des oiseaux et les poursuivait
au vol pour les tuer. Elle n'épargnait personne. Chaque être
vivant, s'il ne pouvait se mettre à temps à l'abri,
était détruit sans pitié. De la petite souris
grise au gros ours brun, du mignon pinsonnet à l'aigle majestueux,
tous tremblaient devant elle. Et pas une âme ne pouvait la réduire
à merci. Car cette redoutable sorcière, qui ressemblait
à une vieille femme courbée par l'âge, avait le
pouvoir de se transformer en géante. Quand elle se trouvait
en présence d'un adversaire plus fort qu'elle, elle touchait
sa dent jaune et pointue en criant: « Schissischissischissis
! ». Après quoi, elle grandissait d'un coup et avait
l'air mille fois plus terrifiante que d'habitude. Qui aurait encore
eu le courage, au vu de ces maléfices, de combattre un pareil
monstre?
Un jour cependant, la Reine des lièvres, qui était une
fine mouche et qui n'avait peur de rien, rassembla tous les animaux
de la forêt dans une grotte et leur déclara qu'elle avait
décidé d'en finir avec la méchante sorcière.
Excepté une timide colombe, personne ne la prit au sérieux.
- Ha, ha! tu me fais rire, déclara le renard. - Hou, hou! c'est
une mauvaise plaisanterie, hurla le loup.
La Reine des lièvres déclara simplement: « Nous
verrons! » Et, tournant le dos à ces incrédules,
elle se mit en route. Elle resta absente plusieurs jours. Mais, un
beau matin, alors que tout le monde croyait déjà qu'elle
avait péri, elle réapparut, accompagnée d'un
être singulier que les animaux regardèrent avec étonnement,
parce qu'il ne leur ressemblait guère et, surtout, parce qu'il
se tenait debout.
- C'est un homme! déclara fièrement la Reine des lièvres.
Il est fort intelligent et il vaincra la sorcière.
- C'est possible! murmurèrent les animaux sans trop y croire.
Et, prudents, ils se retirèrent dare-dare dans la forêt.
Car, déjà, on entendait dans l'air des sifflements bizarres
et des bourdonnements sourds. C'étaient les signes avant-coureurs
de l'arrivée de la méchante sorcière. Sans se
troubler, 1a Reine des lièvres se laissa prendre dans les bras
de l'homme primitif et lui chuchota dans l'oreille: « N'oublie
pas la dent! » Puis, d'un bond, elle disparut au plus profond
des taillis. L'homme n'eut pas le temps de se retourner que la sorcière
se jetait déjà sur lui. Il se débarrassa d'elle
en lui assénant un coup formidable.
- Comment oses-tu porter la main sur moi? dit la vieille, rouge de
colère.
- Et toi? répondit l'homme, comment oses-tu me tomber dessus
comme un diable?
- Je suis toute puissante ici et je fais ce qui me plaît! cria
la sorcière.
- Je m'en moque! cria l'homme encore plus fort.
- - Ouille, ouille, on verra bien! renchérit la terrible vieille.
Et déjà elle avançait le doigt pour toucher sa
dent. L'homme ne lui en laissa pas le temps. Il se baissa rapidement,
saisit un caillou pointu qu'il lança avec adresse et... la
dent se cassa.
Alors les éléments se déchaînèrent.
On vit zigzaguer les éclairs. On entendit gronder le tonnerre,
et toute la terre trembla. L'homme se sentit soulevé et lancé
dans les airs. Il retomba sur les galets, au bord de la rivière.
La forêt, elle, se courba sous les assauts d'un gigantesque
ouragan. Et la sorcière disparut dans un nuage de fumée
malodorante. Enfin l'eau du lac écuma et des vagues énormes
se formèrent, tandis qu'un météore rouge et flamboyant
passait en sifflant dans le ciel sombre et allait s'embrocher sur
la pointe d'une montagne. On avait l'impression que la forêt
d'un coup et que les rochers se partageaient
s'embrasait en deux. L'homme retrouva enfin ses esprits. Courbaturé,
il regarda autour de lui. Les grands arbres gisaient sur le sol, déracinés.
L'herbe et les fleurs étaient anéanties et on ne voyait
aucune trace des animaux. Seules, les montagnes étaient encore
debout. Mais l'une d'elles, rocheuse et pointue, avait figure bien
nouvelle.
- C'est la dent de la vieille sorcière, je la reconnais, dit
l'homme. D'un seul coup, je l'ai fichée bien d'aplomb en bonne
place! Et, fier de son œuvre il s’éloigna en boitant
tout bas.
La Reine des lièvres le rattrapa bientôt. « Merci,
mille fois merci! », dit-elle en se sauvant d'un bond.
Vous pouvez encore apercevoir cette montagne unique
en son genre au nord du lac de Lugano. Elle s'appelle en italien «
I Denti della Vecchia ». En français, on la nomme «
Les dents de la vieille ». Mais pourquoi les dents, puisqu'elle
n'en avait qu'une? C'est facile à comprendre. Durant des milliers
d'années, la pluie, la neige, la glace, le vent ont rongé
la longue dent pointue et l'ont transformée en plusieurs petites
dents ébréchées.
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