Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
LA FILLETTE ENSORCELEE
Au centre de la Suisse, sur les bords du plus grandiose
de tous les lacs, se trouve une ville magnifique. Une haute et fière
montagne la domine et semble regarder les toits et les tours et le
vieux pont couvert qui, sur ses gros piliers de bois, se reflète
dans l'eau bleue. Si la montagne pouvait parler, elle en dirait long
sur les âges révolus. Elle était déjà
là, en effet, alors que funiculaires, bateaux à vapeur,
et à plus forte raison avions, n'existaient pas encore. Car
la ville était bien petite, jadis, et seuls volaient par-dessus
les toits et les cimes dentelées quelques oiseaux et... une
sorcière qui, à minuit, parcourait le ciel à
califourchon sur un balai. On sait que dans ces montagnes souffle
souvent le foehn, un vent chaud que maintes personnes redoutent, mais
qui fait scintiller les étoiles comme si leurs pointes de feu
perçaient la voûte du ciel. C'est le moment que choisissaient
les sorcières pour effectuer leurs chevauchées aériennes
en pays lucernois. Mais les nains de la montagne, qui habitaient les
buissons et les anfractuosités de l'Allmend, ne pouvaient supporter
ce vent chaud. Lorsqu'il est très violent, ce fœhn soulève
de .grosses vagues qui sont la cause de bien des naufrages. C'est
en effet en période de fœhn qu'un fabricant de râteaux
et sa femme avaient disparu sur le lac. Leur fillette, Roesli, n'avait
échappé à la mort que parce qu'elle était,
ce jour-là, restée auprès de son grand-père,
un herboriste qui était rarement à la maison. Il parcourait
monts et vaux à la recherche de plantes qui guérissent.
Et l'aïeul ne pouvait faire plus grand plaisir à la fillette
que de l'emmener avec lui dans ses randonnées. Roesli n'était
pas une enfant ordinaire. Elle était née un dimanche
et, à cause de cela, possédait un don qui se manifesta
un jour de grand foehn. La fillette avait rencontré sur l'alpe
un nain qui bavardait volontiers avec chacun. Il se plaignit de l'air
chaud qui coupait le souffle au petit monde de son peuple et leur
desséchait la gorge. - Attends, je puis te venir en aide! dit
Roesli compatissante. Après un instant de réflexion,
elle se tourna du côté du soleil et cria de toutes ses
forces: « Houla, houla, vent calme-toi! Je suis une enfant du
dimanche! » Le vent se tranquillisa aussitôt, du moins
pour un moment. Cela déplut fort à une méchante
sorcière qui, avec son balai, se tenait sur un sapin. «
Je vais t'apprendre à faire tomber le vent avec tes formules
magiques », pensa la vieille.
Aussitôt, elle se métamorphosa en un pinson et s'envola
vers Roesli. - Viens avec moi, ma chère enfant, pépia
le pinson, je sais où il y a de délicieuses baies! Quel
miracle de voir ce mignon petit oiseau qui parlait. Sans méfiance,
la fillette se laissa conduire auprès d'un arbrisseau chargé
de baies écarlates dont elle se régala.
Malheur ! La pauvrette avait mangé des baies ensorcelées
qui transformaient l'âme pure d'un enfant et le rendaient méchant.
Et les méchants enfants étaient, à l'époque
où se passe cette histoire, enlevés par une sorcière
au cours de la plus longue nuit de l'année et emportés
dans une gorge profonde d'où ils ne revenaient jamais.
Le bon grand-père ne comprenait pas ce qui était arrivé
à sa gentille Roesli. La fillette, autrefois si douce et si
obéissante, le contredisait continuellement, lui tirait la
langue: toutes choses qui blessaient profondément le pauvre
homme.
Pour punir l'enfant, il ne lui permettait plus de l'accompagner dans
la montagne et l'enfermait dans la chambrette.
Cependant il advint que l'herboriste rencontra sur un pâturage
le nain pour lequel Rœsli avait apaisé le vent. Le vieillard
ouvrit son cceur au petit homme et lui raconta
tous les soucis que son diablotin de fillette lui causait. Le nain
caressa sa longue barbe en méditant. Tout à coup, une
lumière se fit en lui: Rœsli avait sûrement mangé
des baies de l'arbrisseau ensorcelé pour devenir ainsi un véritable
démon.
C'était bien là un des méchants
tours de la sorcière au balai. Et seul un magicien comme lui
pouvait conjurer ce maléfice.
D'une musette dans laquelle il mettait du sel pour les chamois qu'il
gardait, il sortit une petite boîte qu'il tendit à l'herboriste:
«Prenez, dit-il, cette boîte percée de trous. Elle
contient un papillon blanc comme neige. Et cette nuit, quand Rœsli
dormira, vous poserez le papillon sur son coeur et vous observerez
attentivement ce qui arrivera. »
Cela ne pouvait nuire à l'enfant. Il fallait vraiment tout
tenter pour arracher la fillette à l'emprise de la sorcière.
Le grand-père fit donc ce que le nain lui avait ordonné.
Et il ne fut pas peu étonné de voir que le papillon
blanc comme lys se transformait en un sombre papillon de nuit qui
s'envola aussitôt.
Le pauvre insecte partait avec la noirceur dont la sorcière
avait chargé l'âme pure de l'enfant, pensait non sans
raison le vieil herboriste.
d'un sommeil traversé de mauvais
Et quand Rœsli s'éveilla rêves, elle était
redevenue l'enfant douce et aimante d'autrefois. Dès lors,
elle fut le rayon de soleil qui illumina, jusqu'à son dernier
jour, la vie du bon grand-père.
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