Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
Quand Maguelonne pleura
Tout a commencé dans un pays fort éloigné
de ces montagnes-ci. Tout est arrivé parce que la belle Jélamire,
s'ennuyant, voulut voir la neige, et parce que Maguelonne, la rieuse,
dut apprendre à pleurer. Elles vivaient avec leur père,
Férial, en leur palais ducal, au bord de cette mer toujours
bleue, en ce pays de l'éternel été.
Jélamire était si belle que la regarder vous faisait
croire au paradis. Eclatante comme l'aurore, elle ressemblait à
sa mère, la blonde Ragnhilde, princesse des neiges, qui avait
autrefois abordé ces rivages sur un bateau Viking. Le duc Férial
l'ayant vue, l'aima et la prit pour épouse.
Deux filles leur naquirent. Mais Ragnhilde se languissait dans trop
de lumière et de chaleur. Elle finit par mourir à cause
de son désir: revoir la neige... Surmontant sa profonde peine,
Férial se consacra à ses filles. Les deux jouvencelles
étaient les plus plaisantes qu'on pût voir. Mais Jélamire
ne songeait qu'à sa beauté. Et tout au long des heures,
le rire de Maguelonne, la charmante, s'égrenait dans le château
comme une volée de grelots. Son sourire rayonnait dans son
visage doré comme une aveline de septembre. Et jamais les beaux
yeux de Maguelonne - étrangement clairs, reflétant toutes
les couleurs du temps - jamais n'avaient versé de larmes depuis
la mort de Ragnhilde. Vers le temps où Jélamire eut
vingt ans, elle fut prise d'une subtile langueur. Elle se souvenait
des récits de sa mère, de la neige:
- Ah! que j'aimerais voir la neige, son cristal, sa blancheur, son
immatérialité!
- Pas moi, riait Maguelonne, la perfide qui ne laisse que larmes dans
la main!
Cependant, Jélamire dépérissait de jour en jour.
Tant et si bien que le duc Férial, alarmé, décida
de se mettre en route avec ses filles, leur nourrice Bérence,
ses chevaux, ses valets, ses capitaines, ses chiens, ses faucons et
tout le grand arroi de sa maison.
Après avoir voyagé bien des jours, ils franchirent un
dernier col et arrivèrent au pays des neiges. Quel émerveillement!
Jélamire et Maguelonne ne se lassaient point d'enfoncer leurs
pieds, chaussés de bottes de fourrures, dans tant de blancheur
sans tache. Le camp avait été dressé dans une
combe sauvage, à l'abri des vents qui descendaient des monts.
Maguelonne prenait grande joie à regarder les ébats
des bêtes des bois qui s'approchaient, confiantes. Elle dérobait
du foin à la pitance des chevaux afin d'en nourrir les chevreuils.
Elle devint l'amie des renards, des lynx et même d'un énorme
ours brun.
Un jour, l'un des faucons échappé à l'oiseleur
fondit sur un chevreuil empêtré dans la haute neige.
Il lui arracha cruellement les yeux. Maguelonne survint à point
pour emporter le pauvre animal sous sa tente. Elle pansa son affreuse
blessure et, pour la première fois, Maguelonne la rieuse pleura.
Un soir, alors que Jélamire jouait de la viole devant le brasero
rougeoyant, Maguelonne crut entendre un gémissement.
- Arrête! souffla-t-elle, écoute...
- Oui, quelqu'un se plaignait à la porte de leur maison de
toile. Bérence, la nourrice, s'en fut ouvrir et découvrit,
hâve et pantelant dans la neige, un jeune chasseur. Il avait
été grièvement blessé par l'ours brun.
Devant ses plaies béantes, Maguelonne s'apitoya et, pour la
seconde fois, elle pleura. On soigna le jeune homme - qui était
de belle prestance - et il resta au camp de Férial. Mais à
mesure que passaient les jours, il semblait en proie à une
tristesse grandissante. C'est qu'au premier regard, il était
tombé amoureux de Jélamire. Mais elle, tout occupée
de sa beauté, ne percevait point l'ardeur de ce coeur loyal.
Et pas plus ne percevait-elle que Maguelonne avait donné le
sien à Rollin, le jeune chasseur, et que son rire, maintenant,
ne cachait que souffrance.
Le printemps revint dans un ruissellement d'eau et des souffles de
vent chaud.
- Retournons à la maison, dit Jélamire, j'ai vu assez
de neige pour le reste de mes jours!
On s'apprêta à lever le camp. Les bagages et les coffres
furent entassés sur les lourds chariots.
La veille du départ, Maguelonne surprit Rollin sanglotant dans
l'herbe encore jaune, étreignant un chapelet d'ivoire dérobé
à Jélamire. Tant de peine émut la jeune fille.
Et sans plus penser à la sienne, pour la troisième fois,
Maguelonne pleura.
Le duc Férial, ses filles, les servantes, les capitaines et
tout le train de sa maison, regagnèrent les rivages lumineux
de leur pays. Et il est à prévoir qu'ils y vécurent
heureux jusqu'à la fin de leurs jours.
Mais dans la combe verte, parmi les gentianes et les rhododendrons,
il se forma un petit lac, à l'endroit même où
Maguelonne, par trois fois, avait pleuré. Un lac au nom chantant
de Chavonnes, aux reflets couleur du temps et des saisons, comme les
yeux de la tendre enfant qui avait su oublier son rire en pensant
à la souffrance des autres. Maguelonne...
vous pouvez entendre au pied du Chamossaire ce nom murmuré
par le vent et les sapins et le doux clapotis de l'eau, à cette
heure émouvante où vient le soir.
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